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fille, — me dominent tour à tour, de telle sorte que moi-même je ne sais plus ce que je puis et dois faire. Mon ami est dans un état analogue : je ne puis me lier à son jugement, non plus qu’au mien. Vous seul, mon bien cher Daub, pouvez nous dire ce qu’il nous convient de décider. Je vous en supplie, ne nous refusez pas votre conseil ! »

Ce serait peut-être une exagération de dire qu’en manière de conseil Daub ait engagé Caroline à se donner la mort. Mais voici la lettre qu’il écrivait, en juillet 1806, à Mme Suzanne von Heyden, l’amie de la jeune fille. Après lui avoir annoncé que Creuzer avait été très malade, et que sa femme l’avait soigné avec beaucoup de sollicitude : « C’est maintenant la volonté formelle et définitive de notre ami, poursuivait-il, que soient rompus à jamais tous les bens qui le rattachaient à Mme Caroline. Cette volonté est exprimée par Creuzer avec tant de calme, de réflexion, et de résolution, que je puis dire que les liens en question sont dès maintenant détruits. Lui-même vous prie très instamment, Madame, de vouloir bien faire part aussitôt de cette nouvelle à Mme Caroline : et je suis d’autant plus heureux de vous voir servir d’intermédiaire dans cette circonstance, que depuis de longues années j’estime et apprécie extrêmement votre jeune amie, et que pour rien au monde je ne voudrais l’affliger. »

Mme de Heyden répond, le jour suivant, que son amie est à Winkel, sur les bords du Rhin, et qu’elle ne saurait donc lui transmettre de vive voix, en ce moment, un message dont elle n’ose point, d’autre part, l’informer par lettre. « Vous sentez bien comme moi, dit-elle à Daub, qu’il s’agit ici de la vie même de la pauvre fille, et qu’il est de notre devoir à tous que la vérité lui soit transmise par des mains capables, en même temps, de lui en adoucir la rigueur. »

Et elle demande quelques jours de délai, fût-ce seulement jusqu’au retour de Caroline à Francfort. Mais l’impitoyable professeur de théologie n’entre pas dans tant de raisons ; et Mme de Heyden lui écrit, le 24 juillet : « Sur vos instances réitérées, monsieur le professeur, je viens d’annoncer à Caroline la décision de Creuzer, et je lui ai en même temps envoyé vos deux lettres. Il m’en coûte infiniment de ne pouvoir lui transmettre d’une façon moins pénible une aussi affreuse nouvelle ; mais puisque, comme vous le savez, il m’est impossible de quitter Francfort ces jours-ci, et que d’autre part Creuzer, à ce que vous me dites, exige qu’elle soit immédiatement informée, force est donc qu’elle vide le calice dans toute son amertume. »

Combien le calice fut amer à la pauvre fille, c’est ce que n’ont pas oublié les lecteurs de la Revue. « La personne chargée de la prévenir (on vient de voir que c’était Mme de Heyden), n’osant s’adresser directement à elle, écrivit à son amie Charlotte, en ayant soin de contrefaire son écriture. Ce fut Caroline qui reçut la lettre des mains du facteur.