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cette triste aventure ? S’était-il simplement laissé aimer, ou bien avait-il donné en échange un peu de son cœur à celle qui, avec tant d’abandon, lui avait offert tout le sien ?

C’est ce que nous ignorions absolument il y a encore quelques mois, mais nous le savons à présent avec une certitude parfaite. Et du même coup nous savons comment se sont engagées les relations de Creuzer avec Caroline, et ce qu’elles ont été, et pourquoi la jeune fille s’est tuée d’un coup de poignard, sur la berge du Rhin, un beau soir de juillet. Presque simultanément, en effet, deux séries de documens viennent d’être publiées, en Allemagne, qui jettent sur ce drame et sur tous ses antécédens une lumière définitive. Les pièces qui auraient eu pour nous le plus d’intérêt, les lettres de Caroline à Creuzer, semblent en vérité à jamais perdues ; mais à leur défaut nous trouvons, dans les Westermann’s Monatshefte de décembre 1895, une collection de lettres où la jeune fille, s’adressant à un ami commun, insiste à plusieurs reprises sur la nature de ses sentimens pour le philosophe ; et voici qu’on nous offre, d’autre part, les lettres de Creuzer à Caroline de Gunderode, telles que l’auteur de la Symbolique a pris soin de les classer, voire de les annoter lui-même, à l’adresse, sans doute, de la postérité[1].


Les lettres de Caroline datent toutes de 1805, l’avant-dernière année de sa courte vie. Elles ont pour destinataire un certain Daub, professeur de théologie à l’Université d’Heidelberg, qui se trouvait ainsi le collègue de Creuzer, et dont la femme, par ailleurs, était une amie d’enfance de Mlle de Gunderode. Et si elles nous aident un peu à connaître l’âme naïve et romanesque de la jeune chanoinesse, elles ne sont pas non plus sans nous fournir des renseignemens assez curieux sur l’âme de ce théologien, que Caroline croyait son ami : une vilaine âme dure et froide, la moins propre qui fût à recevoir de pareilles confidences. « Depuis longtemps déjà, mon cher Daub, lui écrit Caroline le 14 septembre, c’était mon plus ardent désir de vous mettre au courant de mes relations avec Creuzer. Je sens bien que ma conduite est folle et tous les reproches qu’elle mérite ; mais j’aime Creuzer si profondément que je ne puis plus même en avoir de regret. Toute ma vie désormais sera un effort pour me valoir et pour me conserver son amour. »

Et quelques jours après, comme Daub refusait de répondre : « Le désir et le doute, l’amour et la crainte, — lui écrit de nouveau la jeune

  1. Ces lettres de Creuzer, dont une partie a paru déjà dans la Conversations-blatt, viennent d’être publiées avec d’intéressans commentaires par M. Erwin Ronde. Les manuscrits autographes appartiennent, depuis 1894, à la bibliothèque de l’Université d’Heidelberg.