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m’importe d’être appelé buveur de sang ? Buvons le sang des ennemis de l’humanité, s’il le faut… »

Le sang a coulé le 10 août. Danton a été le principal organisateur de la journée, il a lancé le peuple à l’attaque du château. Il en est récompensé : il ramasse dans le sang du 10 août un portefeuille qui par une sorte de dérision se trouve être le portefeuille de la justice. Depuis cette date jusqu’à la fin de septembre, il est en fait le maître de la France. Le 28 août il s’est écrié : « Ce n’est que par une grande convulsion nationale que nous ferons rétrograder les despotes. » Il faut s’assurer des traîtres, mettre la main sur les lâches. Pendant la nuit du 29 au 30 on opère les visites domiciliaires, on emplit les prisons. Le 2 septembre le massacre commence. On massacre aux Carmes, à l’Abbaye, au Châtelet, à la Force, à la Conciergerie, à Bicêtre, à la Salpêtrière, hommes, femmes, les prisonniers quels qu’ils soient, pendant le jour, pendant la nuit, à la lueur des torches, jusqu’au H septembre. Pendant tous ces jours, toutes ces heures, que fait Danton ? De son propre aveu, il gémit. En vérité, c’était bien le temps de gémir, au lieu de tonner, de tonner à l’Assemblée, dans la rue, et de lancer le peuple, tout le peuple contre la petite bande des massacreurs payés ! Pour innocenter Danton de son inaction elle-même, on cite ce passage de l’unique discours où il ait fait allusion aux massacres : « Puisqu’on a osé dans cette assemblée rappeler ces journées sanglantes sur lesquelles tout bon citoyen a gémi, je dirai, moi, que si un tribunal eût alors existé, le peuple auquel on a si souvent, si cruellement reproché ces journées, ne les aurait pas ensanglantées ; je dirai et j’aurai l’assentiment de tous ceux qui auront été les témoins de ces mouvements que nulle puissance humaine n’était dans le cas d’arrêter le débordement de la vengeance nationale. » Excuse qui est une aggravation. Pour prévenir le retour de ces journées, il ne trouve qu’un moyen : c’est de substituer à l’assassinat par le peuple l’assassinat légal. Les massacres lui sont un argument pour l’institution du tribunal révolutionnaire. Ce tribunal est sa création. Il se peut qu’il en ait plus tard demandé pardon à Dieu et aux hommes. Il était trop tard. Les hommes ne peuvent pardonner la mort de tant d’innocens dans la parodie des formes de la justice. Il y a sur le nom de Danton trop de sang. Les taches en sont trop larges pour qu’il soit possible de ne pas les voir. En fait, on se partage au sujet de Danton en deux écoles. Il y a celle qui lui reprochera toujours d’avoir fait couler tout ce sang. Il y a celle qui le glorifie pour avoir fait couler tout ce sang français…[1].

  1. Nous avons eu soin de ne rappeler que les faits qui sont hors de toute contestation. Nous renvoyons le lecteur aux ouvrages les plus favorables aux hommes dont nous avons parlé : Perrens, Etienne Marcel (Hachette) ; R. Copley-Cristie, Dolet, traduit par C. Stryienski (Fischbacher) ; Robinet, Danton, homme d’État (Charavay) ; Aulard, Danton (Picard et Kaan).