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parmi ceux qui mettent au-dessus de tout : le dévouement à l’idée, nul ne refuserait de s’incliner devant le rude batailleur d’avant-garde, proclamant l’évangile nouveau d’après lequel chacun ne doit compte de ses convictions qu’à sa conscience. Il se trouve que ce triste représentant d’une belle cause semble avoir été choisi tout exprès pour la discréditer. De tous les coins du siècle et de toutes les bouches, il ne sort ontre lui que réclamations indignées. Ceux qui le poursuivent devant la postérité ce ne sont ni les dévots, catholiques et protestans, ni les gens de loi, ce sont ses amis dont il a méconnu le zèle et lassé la patience, ce sont les lettrés et les savans révoltés par ses procédés, ce sont les partisans des doctrines nouvelles, ceux que la pensée libre réclame pour elle, un Érasme, un Marot qui se plaint de sa « perversité », un Rabelais qui, après lui avoir reproché son « avare convoitise », son « envieuse affection de la perte et du dommage d’aultruy », ses « fraudulentes supplantations », conclut : « Tel est ce monsieur. » Follement vaniteux et vindicatif, il a injurié tout le monde. Ses livres sont pleins de la glorification de lui-même et des attaques qu’il dirige contre ses ennemis réels ou imaginaires. A une époque où la violence et la grossièreté sont de règle en matière de polémique, il a étonné le monde savant par sa grossièreté et sa violence. Un trait caractérise celui qu’on nous donne pour un défenseur des droits supérieurs de la conscience : son indifférence à l’égard des questions qui touchent à la vie morale. Autant pour lui de rêves creux qui ont moins de portée qu’une élégance cicéronienne. Il blâme l’affectation stupide et le désir de réclame de plusieurs qui se sont fait jeter en prison pour leurs opinions religieuses. « Dans ces tragédies je joue le rôle de spectateur. Je déplore la situation, je plains les malheurs de quelques-uns des accusés, mais je me ris de la folie de certains autres qui mettent leur vie en danger par leur entêtement ridicule et leur obstination insupportable. » Il fait plus et ne craint pas d’attirer sur eux les derniers dangers. Il publie les lettres de ses amis, pleines des confidences les plus compromettantes. Rabelais, inquiet de l’effet produit sur les docteurs de la Sorbonne par ses deux premiers livres, et n’ayant nul désir d’être brûlé comme « harans sorets », imprime une nouvelle édition de son ouvrage d’où il fait disparaître tout ce qui sentait l’hérésie. La même année il apprend qu’à son insu vient de paraître chez Dolet une édition donnée pour être « revue et de beaucoup augmentée par l’autheur mesme », et dans laquelle tous les passages répréhensibles reparaissaient. Il y allait pour lui de la tête. Dolet envisage avec une belle insouciance le péril d’autrui.

Pour ce qui est de lui, pendant les dix années qui ont précédé sa condamnation, il ne cesse de se mettre en opposition violente avec les lois, lois sévères, attendu qu’elles sont les lois du XVIe siècle et non pas celles du XIXe, mais lois qui n’usurpaient en rien sur la liberté de sa