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souverains d’un État modique, ambitieux de s’accroître, bien plus en tout cas que l’honnête Charles-Auguste. Mais Gœthe s’était hâté de perdre de vue son modèle authentique : il traçait, selon sa fantaisie, le portrait idéal du Prince ; et, comme il était poète de cour, il émaillait sa description d’allusions aimables et de complimens flatteurs.

Comme Alphonse, les autres personnages du drame ne ressemblent en rien à leurs modèles historiques et rappellent, au contraire, les figures que Gœthe avait depuis dix ans sous les yeux. Merck, qui depuis des années posait déjà pour Méphistophélès, posa pour Antonio Montecatino, ou du moins pour les lignes extérieures de ce personnage dont nous connaissons les véritables origines. En la gracieuse figure d’Éléonore Sanvitale, si séduisante bien qu’entachée un peu d’esprit d’intrigue, on se plut à reconnaître la belle comtesse Werthern, qu’on devait retrouver plus tard dans Wilhelm Meister. Mais, surtout, la princesse parut un portrait ressemblant de Mlle de Stein ; et l’on ne doute pas que Gœthe ait ici retracé sous les couleurs qu’il tenait à lui donner l’histoire de sa longue liaison avec elle. Une fois de plus, pour employer le langage abstrait de M. Kuno Fischer, le « sujet » s’est pris pour l’ « objet ». Rappelez-vous le ravissement où la « silhouette » de la seconde Charlotte avait plongé Gœthe ; les expériences dont il sortait à peine, aussi meurtri qu’il pouvait l’être, en tous cas fatigué, lorsqu’il la rencontra ; le ton enthousiaste, presque dévot, des premiers billets qu’il lui écrivait ; et lisez ces vers :

« … Ainsi que l’homme égaré par de vains prestiges est aisément et doucement guéri par l’approche de la divinité, je fus doucement guéri de toute fantaisie, de tout égarement, de tout désir trompeur, aussitôt que mon regard eut rencontré le tien. Tandis qu’auparavant mes vieux ignorans s’égaraient entre mille objets, pour la première fois je rentrai en moi-même avec confusion, et j’appris à connaître le bien désirable. C’est ainsi qu’on cherche vainement, dans le vaste sable des mers, une perle qui repose cachée dans l’écaille, sa retraite solitaire. »

Remarquez encore l’influence toute bienfaisante qu’exerce sur le fougueux poète l’âme tranquille de la princesse, l’art savant et délicat dont elle use pour le modérer, pour retenir sa passion dans les limites que prescrivent les mœurs et sa faible santé. Ce sentiment subtil, qui ne réclame aucune satisfaction sensuelle, redoute l’aveu comme un commencement de brutalité, s’enfuit dans des régions tout intellectuelles, raisonne, discute, esthétise et poétise — ce sentiment est analysé avec une sûreté de touche qui porterait à croire que les relations de Gœthe et de Mme de Stein ne furent