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dilettantisme tient quelquefois lieu de vertu. Du reste, Mm0 de Stein ne fut point sa seule amie : elle eut bientôt pour rivale — ou pour complément — Corona Schröter, la brillante artiste que Goethe fit appeler de Leipzig à Weimar. A celle-ci, il n’adressa ni prose ni vers ; mais il y eut des périodes où il ne la quittait pas. Il chantait avec elle, il répétait avec elle, il se promenait avec elle, il « mangeait » avec elle, il passait ses soirées avec elle ; et il la célèbre sur un ton qui franchit bravement les « limites » de l’enthousiasme :

« Ainsi faites place ! Reculez d’un petit pas ! Voyez qui vient là, et s’approche solennellement. C’est elle-même, la Bonne ne nous manque jamais ; nous sommes exaucés, les heures nous l’envoient. Vous la connaissez bien ; c’est celle qui plaît toujours ; comme une fleur elle se montre au monde : sa belle figure, en se développant, est devenue un modèle : accomplie à présent, elle l’est et le représente. Les Muses lui dispensèrent tous les dons, et la nature a créé l’art en elle. C’est ainsi qu’elle réunit tous les charmes, et ton nom même, Corona, est une parure pour toi ! « Elle s’avance. Voyez-la s’arrêter avec grâce ! Sans y songer, et pourtant belle comme si elle s’appliquait à l’être. Et voyez, étonnés, se réaliser en elle un idéal qui n’apparaît qu’aux seuls artistes…[1]. »

Enfin, ce fut pour elle qu’il écrivit la seule œuvre importante qu’il ait composée pendant cette période, son Iphigénie. Encore s’en tint-il à la version en prose, qu’il devait plus tard seulement transcrire en vers, comme le sujet l’exigeait.

Car, pendant ces dix années, le « génie » de Gœthe, si vanté, si bruyant, si éclatant, qui justifiait sa tapageuse attitude, demeure d’une incroyable stérilité. Il avait commencé Wilhelm Meister qu’il n’acheva pas. Son œuvre de prédilection, Faust, semblait abandonnée. D’Egmont et de Tasse, il ne sut rédiger que quelques scènes. En revanche, il travailla beaucoup pour le théâtre d’amateurs, qu’avait fondé la duchesse-mère et qui faisait les délices de la cour : il en fut le régisseur, et son entrain si communicatif menait la compagnie des artistes improvisés ; il en fut un des acteurs principaux, excellent dans les rôles humoristiques, habile à cacher, sous ses improvisations heureuses, les défauts fréquens de sa mémoire. Il aurait bien voulu en être le principal fournisseur, mais c’est ici surtout qu’on voit combien fut complète sa stérilité momentanée. Tout ce qu’il put faire, ce fut de remanier les mauvaises petites pièces de sa première

  1. Sur la mort de Mieding.