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que par les conseils de révision, en augmentant le nombre des exemptés auxquels aucune instruction militaire n’est donnée. Cette manière de faire serait encore plus mauvaise que la première, car elle réduirait d’autant le nombre des hommes exercés à verser annuellement dans les réserves, et par suite l’effectif total des réservistes exercés dont dispose l’armée en cas de guerre. On s’en tire actuellement en ne faisant pas du service de trois ans, mais bien du service de deux ans et dix mois, la classe ancienne étant libérée en septembre et la classe nouvelle appelée en novembre seulement.


Considérée au point de vue social, la loi de deux ans et surtout celle de trois ans produisent des effets qu’on ne peut nier et qui ne sont pas sans danger. Sans approfondir ce côté de la question, qu’il soit permis de citer ici les paroles suivantes, prononcées, le 25 novembre dernier, par un député, M. Jules Delafosse, dont on ne peut suspecter ni le patriotisme éclairé, ni les sympathies pour l’armée :

« Je considère le service militaire obligatoire, tel que nous l’avons conçu, tel que nous le pratiquons, comme le pire agent de déclassement social et de dissolution nationale, qui existe au monde. J’ai la conviction très réfléchie et très arrêtée que, si nous lui permettons de produire encore pendant vingt ans les ravages qu’il a déjà commencés, il n’y aura plus alors ni société, ni armée. Il n’y aura qu’une poussière de peuple sans lien, sans discipline, sans cohésion… Le service militaire actuel déshabitue des milliers de jeunes gens des milieux où ils ont grandi, des carrières qu’ils ont commencées, de la vie droite et simple qu’ils devaient suivre et lorsque, après trois années de cette aliénation constante de leur personnalité, il les rend à la vie civile, ils n’en veulent plus.

« Beaucoup d’entre eux se sont habitués à l’existence des villes : beaucoup veulent y rester et y restent en effet pour devenir des ouvriers sans ouvrage, des besogneux sans emploi, des mécontens et des déclassés. Et c’est ainsi que les villes se remplissent et que les campagnes se vident. Cette rupture d’équilibre me paraît être un gros danger de l’heure présente. Je n’hésite pas à dire que je considère le service militaire obligatoire comme l’un des plus puissans agens de recrutement du socialisme révolutionnaire. »

L’orateur évidemment a poussé les choses au noir. La situation qu’il signale n’en est pas moins grave et absolument exacte en ce qui concerne la dépopulation des campagnes. Le service actuel est trop court pour faire un vieux soldat ; il est trop long pour