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Un grand nombre d’académiciens, en 1840 déjà, associaient au nom de Libri les épithètes les plus injurieuses. Fallait-il les accuser d’injustice ? L’avenir a prouvé que l’érudit rayé plus tard comme indigne de la liste des académiciens valait moins encore qu’ils ne le disaient. Leurs jugemens sévères étaient donc mérités ! J’en doutais alors, et je n’en suis pas certain aujourd’hui. Si l’on avait dit en 1840 : Libri dérobe des livres dans les bibliothèques qu’il est chargé d’inspecter et s’enrichit en les vendant à l’étranger, une telle accusation, le jour où elle a été reconnue vraie, aurait pleinement justifié l’animosité de ceux qui l’auraient produite, mais ceux-là n’existaient pas alors. Les griefs allégués étaient de tout autre sorte. Libri, disait-on, est un fourbe. On alléguait, pour en donner la preuve, des méfaits purement académiques : il promettait sa voix à un candidat et écrivait sur son bulletin le nom d’un autre, il abandonnait dans les luttes académiques, avec la plus impudente ingratitude, ceux qui l’avaient appelé dans la Compagnie avec tant d’empressement et de bienveillance. Les plus sages étaient les moins indignés. Ainsi faisait Poinsot, qui, connaisseur en honnêtes gens, n’estimait pas Libri et évitait les occasions de le voir, mais souriait aux violences de langage que suscitait son nom. On parlait d’autres accusations, alors bien vagues. Son rôle dans les conspirations à la suite desquelles il avait quitté la Toscane avait été celui d’un traître ; on l’affirmait, sans en avoir la preuve. La politique enfin, disait-on tout bas, n’avait été pour rien dans son départ : s’il retournait à Florence, ce n’est pas le gouvernement, c’est la police correctionnelle qu’il aurait à craindre, et l’on ajoutait qu’il s’était enfui après avoir été convaincu de tricher au jeu. Ces accusations, aujourd’hui devenues vraisemblables, semblaient inconciliables avec l’amitié, l’intimité même, dont l’honoraient les hommes les mieux placés pour les vérifier, comme M. Guizot, l’éminent professeur Rossi et le très respecté Montalivet. Les défenseurs de Libri, — il en avait à l’Académie des sciences, — croyaient connaître la cause des colères soulevées contre lui. C’était le secret de tout le monde ; je ne veux pas le divulguer aujourd’hui. Les rivalités, qui transformaient les amitiés en inimitiés irréconciliables, n’avaient rien d’académique. Poinsot s’en disait certain. C’était alors l’explication la plus vraisemblable, et, même après la preuve éclatante apportée à tant d’autres, je persiste à croire qu’elle fut d’abord la vraie.


J. BERTRAND.