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on va donner une signature à New-York par le paquebot, on correspond par le tube, on cause par le téléphone, et l’on y surprend, sans le vouloir, en faisant une commande de Champagne à une maison de vins, le secret d’un adultère qui se combine dans un bureau de poste… Cette vie-là, l’affiche en est le reflet continu, la réverbération incessante ; elle s’y mêle en la reproduisant, et la reproduit en s’y mêlant, comme l’instabilité de l’eau reproduit, en y ajoutant, le tremblement des feuilles. Elle en emmagasine, pour les restituer en cris bizarres, avec des déformations de phonographe, non seulement la rapidité, mais l’acuité et la cruauté. Elle rend, par ses couleurs indéfinissables, ses tons pervers, son étrangeté, tout ce que cette vie renferme et donne, dans sa brièveté, de secousses détraquantes, de vanités intenses, de frénésies éphémères, d’efforts maladifs vers le soleil et le triomphe, destinés à la boue mélancolique du ruisseau. La vie passée était la vie forte et lente, dont l’expression naturelle se trouvait dans l’architecture, dans ces grandes choses de pierre qu’il fallait la pioche et le feu pour détruire ; la vie actuelle est la vie fébrile et hachée, miroitante, multicolore, et se résume dans l’affiche posée le matin, déchirée le soir, vouée au tombereau municipal, et dans laquelle, pourtant, on met un art concentré.

Plus on compare ainsi la vie ancienne et celle d’à présent, plus on les retrouve l’une et l’autre, avec tous leurs caractères, même avec leur caractère moral, dans l’édifice et dans l’affiche. Le monument d’autrefois, avec tous les arts qu’il englobait, peinture, sculpture, ornementations et décorations de toutes sortes, relevait d’un art seigneurial, éminemment aristocratique ou dominateur, qui répondait au train social de l’époque. L’idée d’une autorité, de quelque chose de supérieur au peuple, de plus fort, de plus grand, d’autre que lui, se dégageait du château et de la cathédrale, et leurs masses ou leurs poèmes de pierre, malgré tout ce qui pouvait les égayer, ne parlaient guère à la foule que de son devoir social ou religieux ; ils le lui imposaient par la sainteté, la puissance ou la majesté. Le peuple n’y trouvait que des exhortations à prier et des suggestions d’obéissance. L’église vous criait l’éternité de la religion, le palais la splendeur du prince, et l’individu, le sujet, se sentait ainsi écrasé par le poids et l’ampleur d’un intérêt divin ou royal auprès duquel le sien n’existait plus. L’affiche, au contraire, ne nous parle que de nous-mêmes, de nos plaisirs, de nos goûts, de nos intérêts, de notre alimentation, de notre santé, de notre vie. Elle ne nous dit pas : « Prie, obéis, sacrifie-toi, adore Dieu, crains le maître,