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réalisée dans la vie, comme si la génération venue ensuite en était sortie, ou, ce qui est plus probable, comme si le romancier, en procédant à ses créations, n’avait pas cessé d’avoir la seconde vue de l’avenir, par la puissance même de la logique. Le cas de l’affiche, prévue ou produite par des appréciations qui l’ont précédée, est presque rigoureusement le même. Delacroix, dans ses tableaux achevés, ne peint pas avec le « balai ivre » qu’on lui voit à la main, et ses toiles ne font pas le tapage de musique foraine qu’on y entend, de même que la société de 1820 à 1850 ne montrait pas encore tout ce que Balzac y voyait déjà. Mais l’espèce d’enluminure volcanique, exprimée par la « fanfare » et le « balai », est venue depuis, avec l’affiche, exactement comme le monde imaginé ou deviné par Balzac s’est réalisé depuis ses romans. C’est la modernité du lendemain impliquée dans celle de la veille, et rien ne prouve mieux encore combien l’affiche a logiquement poussé de la vie moderne, combien elle en est la végétation naturelle.

Ces images d’un jour ou d’une heure, délavées par les averses, charbonnées par les gamins, brûlées par le soleil, et que d’autres ont quelquefois recouvertes avant même qu’elles n’aient séché, symbolisent, à un degré plus intense encore que la presse, la vie rapide, secouée et multiforme qui nous emporte. On mettait quinze jours, autrefois, pour aller de Paris à Lyon, avec des relais, des haltes, et toutes sortes d’incidens, de difficultés, ou même d’aventures de route. Un voyage à Rouen constituait un événement, et l’on s’embrassait alors avant de partir pour Toulouse, comme on s’embrasse aujourd’hui avant de partir pour la Chine. On avait sa fortune en biens sédentaires, en domaines tranquilles, qui prospéraient ou dépérissaient peu à peu, et dont le revenu ne pouvait avoir que des oscillations naturelles ; on récoltait du blé, du vin, de l’huile, qui se retrouvaient tous les ans le même blé, le même vin et la même huile ; on mettait plusieurs années à bâtir des maisons qui devaient durer plusieurs siècles ; on s’écrivait de longues lettres, qui attendaient le courrier huit jours, et que le même courrier ne vous remettait qu’au bout de six semaines… Maintenant, on se couche le soir en sleeping-car à Paris, et l’on prend son chocolat le lendemain matin à Marseille ; on repart après son dîner, on se retrouve chez soi après un nouveau somme, et l’on apprend, en rentrant, qu’on est ruiné ! On était millionnaire, mais en millions qui n’existaient pas, et l’on n’a plus que sa garde-robe, qu’on a même oublié de payer. On construit en trois mois des hôtels de carton-pierre qu’on revend avant d’avoir posé le toit ; on s’écrit par dépêches,