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l’adultère » que nous voyons paraître au troisième acte est bien un peu inattendu ; et ce qui nous étonne davantage encore, c’est que depuis dix ans qu’elle tient sa vengeance, Irène ait différé si longtemps à l’exercer ! On se demande aussi comment, dans quelles conditions, après s’être livrée si complètement à son amant d’une heure, elle a réintégré le domicile conjugal. « Ah ! toi ! toi ! s’écrie-t-elle à la fin du second acte, en s’adressant à Michel Davernier, fais de moi ce que tu voudras ! » Nous voudrions savoir ce qu’elle est devenue depuis lors ; et comment, du « scandale » que semble annoncer son exclamation passionnée, son mari n’a cependant rien su. Toutes ces questions se posent ; et s’il y a de 1’ « inexpliqué » dans les Tenailles, il est là ! Mais en attendant que l’auteur nous l’explique ou qu’il l’éclaircisse, — dans une autre pièce, — nous, qui croyons que la véritable « action dramatique », la seule qui mérite d’être appelée de ce nom, est celle qui sort du conflit des volontés humaines entre elles ou avec la fatalité, comment ne serions-nous pas heureux de voir notre opinion partagée par M. Paul Hervieu et justifiée par le succès de sa pièce ? Nous le sommes donc et nous le disons.

On pourrait louer encore d’autres qualités dans cette pièce ; mais les Tenailles sont presque le premier ouvrage dramatique de M. Paul Hervieu, et c’est pourquoi nous nous bornons aujourd’hui à en indiquer les qualités proprement dramatiques. Il en est une pourtant, d’un autre ordre, que nous nous reprocherions de ne pas signaler en terminant : je veux parler de cette générosité d’inspiration qui circule d’un bout de la pièce à l’autre, et qui en fait la valeur morale. Summum jus, summa injuria, dit un ancien adage ! On peut avoir juridiquement, socialement raison, comme le mari d’Irène, et moralement, ou humainement tort. C’est ainsi qu’aucun « contrat » ne saurait moralement autoriser un être humain à disposer souverainement d’un autre être ; et c’est ce que semblent, en vérité, ne pas savoir ou avoir oublié tous ceux qui n’ont vu dans Irène que la « femme incomprise » des anciens romans de Mme Sand, une fille ou une petite-fille de Valentine et d’Indiana. Elle serait plus voisine des héroïnes d’Ibsen. Mais ce qui fait la moralité plus haute des Tenailles, — je dis bien : la moralité, — c’est que la même loi dont ce mari si sûr de son droit s’était jadis armé contre sa femme, se retourne un jour contre lui pour le frapper mortellement. Il avait invoqué contre sa femme une espèce de contrat public dont il croyait avoir calculé toutes les charges, et voici qu’il avait oublié la plus lourde de toutes : Is pater est quem nuptiæ… « Qu’est-ce que vous voulez que je devienne ainsi, s’écrie-t-il désespéré, face à face avec vous, toujours, toujours ! Quelle existence voulez-vous que je mène ! » Et sa femme lui répond froidement : « Nous sommes rivés au même boulet. Mettez-vous enfin à en sentir le poids et à le tirer aussi. Il y a assez longtemps que je le traîne toute seule. »