Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 131.djvu/956

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un pareil climat. Nous dirons toutefois qu’à quelque chose malheur est bon, si on profite de cette nouvelle et dure leçon pour se décider enfin à faire une armée coloniale. Tel qu’il s’est montré, notre corps expéditionnaire a été au-dessus de tout éloge. S’il n’a pas fait de grandes choses, c’est qu’il n’y en avait pas à faire ; mais il s’est constamment tenu à la hauteur de ce qu’on attendait de son énergie et de sa patience, et il a justifié les espérances de la patrie.


L’espace nous manque pour parler comme nous le voudrions des incidens qui se sont produits à Constantinople et qui en ont ensanglanté les rues. Bien qu’on en ait exagéré la portée, il ne faut pas non plus la méconnaître. La situation est telle que si le Sultan ne se met pas rapidement d’accord avec les puissances au sujet des réformes à introduire en Arménie, des complications nouvelles se produiront sans aucun doute, et il deviendra presque impossible d’en mesurer les conséquences. On a eu tort de croire, à la Porte et au Palais, que les négociations pouvaient se prolonger impunément sans aboutir, et que la question arménienne finirait par s’user dans les lenteurs des chancelleries. Nous avons prévenu le gouvernement ottoman du danger auquel il s’exposait. Il était impossible de prévoir comment ce danger se manifesterait, et toute l’Europe a été surprise de la forme tragique qu’il a prise ; mais, de manière ou d’autre, un peu plus tôt ou un peu tard, le feu qui couvait devait éclater.

Si d’ailleurs il y a eu des torts dans cette affaire, ils n’ont pas été tous du côté ottoman. L’Angleterre, sans mauvaise intention à coup sûr et pour amener le Sultan à céder plus vite, a paru quelquefois donner aux Arméniens un peu plus que des encouragemens : le langage que lord Salisbury a fait tenir à la Reine dans le discours prononcé à l’ouverture du Parlement a pu passer pour une excitation. Les Arméniens ont montré bientôt après qu’ils n’avaient nul besoin d’être excités, bien au contraire. Depuis longtemps déjà, les comités formés un peu partout, mais surtout à Londres, leur soufflaient au cœur des passions qu’il devait être, on l’a vu du reste, très difficile de contenir et de diriger. Qu’au milieu même de Stamboul, l’initiative de l’émeute où ont péri des officiers de police, deux juges, et finalement une quantité de malheureux, que l’agression première soit venue des Arméniens, tout le monde l’avoue, et l’Angleterre en a témoigné au premier moment une colère qui n’était peut-être pas exempte de quelque sentiment confus de sa propre responsabilité. Les mêmes hommes qu’on s’appliquait à nous présenter comme d’innocentes et de touchantes victimes, se sont précipités dans la rue, l’injure à la bouche, le pistolet et le sabre au poing, et ont fait de leurs armes un usage meurtrier. Cet épisode inopiné a fait naître quelques doutes sur les récits qui nous viennent d’Asie. On commence à se demander