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ou des éclats de rire. Quand Beaumarchais à l’Opéra se prenait « à pousser de l’épaule » et s’écriait avec humeur : « Va donc, musique ! » il ne lui demandait pas d’aller si vite. « Il y a trop de musique, ajoutait-il, dans la musique de théâtre : elle en est toujours surchargée; et pour employer l’expression naïve d’un homme justement célèbre, du célèbre chevalier Gluck : notre opéra pue de musique, puzza di musica. » Voilà du moins un reproche que Beaumarchais et Gluck n’eussent point fait à la Navarraise. On doute, ce petit opéra terminé, si vraiment c’est un opéra qu’on vient d’entendre, ou seulement un mélodrame avec accompagnement de tambours, trompettes, canonnade et mousqueterie. — Puzza di musica ! — Non, non ! L’autre soir à l’Opéra-Comique, ce n’était pas la musique que cela « puait » ; ce n’était que la poudre.


Plus d’une fois, se détournant du spectacle tumultueux, nos regards sont allés vers une loge obscure, vide, et qui semblait en deuil. La grande artiste qui l’occupait d’ordinaire n’y viendra plus s’asseoir. On ne verra plus Mme Carvalho dans ce théâtre qu’elle avait fait et gardé sien à force de talent et de succès, de courage aussi, de persévérance et de sacrifices. Et nous songions que l’art dont elle possédait, dont peut-être elle emporte le dernier secret, cet art n’avait rien de commun avec l’art dont en ce moment même on nous proposait un modèle. Jamais elle ne chanta dans la mêlée, sous la mitraille. Jamais elle n’apparut pâle, échevelée, et les mains rouges de sang. En son admirable talent il n’y eut jamais rien de turbulent ni de sommaire. Toute hâte en était exclue, et tout vain empressement. C’est pour cela que son talent était parfait, car, s’il existe une beauté dans le mouvement, dans la violence même, dans tout ce qui passe, la perfection n’est que dans ce qui dure et dans ce qui demeure. La joie que donnait le chant de Mme Carvalho était cette joie supérieure que les esprits inquiets n’entendent pas ; celle à laquelle nous convie une parole sacrée, et qui sera la joie éternelle. — « Vacate et videte. Soyez en repos et voyez. » — « Soyez en repos et écoutez, » disait cette voix, et dans l’esprit et dans l’âme elle créait non pas l’agitation et le trouble, mais la paix et le loisir heureux. Quand Mme Carvalho chantait Mozart, il semblait que la beauté se fût arrêtée enfin, et qu’on la contemplât permanente au lieu de l’entrevoir fugitive. Un autre art peut être plus varié, plus pathétique et plus vivant; mais rien n’est supérieur à cet art, car il y entrait quelque chose de définitif, d’absolu, et comme un élément d’éternité.


CAMILLE BELLAIGUE.