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et puis se plaire. De même nous prévoyons assez bien l’avenir qui attend Jean Louarn, rangé désormais parmi les sans-travail. — Mais supposez le même sujet aux mains d’un écrivain naturaliste et demandez-vous ce qu’il en aurait su faire. Aussi bien nous n’en sommes pas réduits aux hypothèses; nous pouvons nous souvenir, et il nous suffirait de relire quelques pages de Pot-Bouille ou de l’Assommoir. C’est sur le personnage de Donatienne qu’on aurait concentré toute l’attention : on ne nous aurait fait tort d’aucun des détails de ses chutes successives, et les petites drôleries du sixième étage auraient fourni la matière à de bien aimables chapitres. On n’aurait eu garde de laisser le mari de la nourrice au seuil de l’abîme où il va dégringoler. On nous aurait montré, sous prétexte de nous instruire, comment le vice sort immanquablement de la misère. Et on aurait suivi avec une minutie complaisante et une espèce de joie féroce la progressive déchéance de deux êtres. C’est tout le contraire qu’a fait M. Bazin. Il a relégué dans le lointain, à la cantonade, la figure de Donatienne. Il a fait porter tout l’intérêt sur celui-là seul qui en est digne : sur le mari. Il a choisi dans sa destinée la période intéressante : celle où il se débat aux prises avec le malheur approchant, où il lutte et fait effort et garde encore intacts en lui les caractères de l’humanité.

Tel est ce réalisme dont on ne nous a donné longtemps qu’une grotesque et odieuse contrefaçon, au point que nous en étions venus à prendre en dégoût la notion elle-même de la réalité dans l’art. C’est d’abord que chaque fois qu’ils ont essayé de nous peindre les ouvriers, les paysans et les « humbles », ces représentans d’un faux réalisme sont restés irrémédiablement des gens de lettres transportés dans un monde nouveau pour eux. Ils les ont représentés sans les connaître, mais surtout sans les aimer. Ils ont été attirés vers eux, non par un mouvement de sympathie, mais par une curiosité hostile. Misanthropes, ils ont trouvé ce moyen pour offrir à l’humanité l’image d’elle-même la plus dégradée. Ce réalisme était à base de haine. Or c’est ce système de littérature qui ne peut vivre que d’amour. C’est ici qu’il faut s’effacer, se renoncer soi-même et s’oublier, pour entrer dans l’âme de ceux que leur condition, leur milieu de vie, leurs souffrances et leurs espérances, tout enfin éloigne de nous. C’est ici qu’il faut répudier le point de vue de l’artiste soucieux de l’effet, amoureux de ce qui est exceptionnel et qui est rare. L’exemple des Russes et des Anglais est venu nous le rappeler à temps. Il 6st intéressant de voir aujourd’hui l’un des nôtres, non pour s’être mis à leur école, mais pour s’être trouvé dans des conditions de sensibilité analogues, revenir à la conception d’un réalisme grave et humain. C’est dans ce sens que M. Bazin nous semble appelé à diriger son effort et à développer son originalité.

Si nous avons laissé de côté tout un aspect de l’œuvre de M. Bazin,