Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 131.djvu/721

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le Saint-Père. Au milieu de la ville en fête, parée, illuminée, un point était condamné à demeurer triste et sombre ; et là, un vieillard qui n’est rien moins que résigné, le plus auguste des souverains dépossédés, celui de tous assurément qui reste le plus grand dans sa chute temporelle, devait ressentir l’outrage avec amertume et préparer quelque protestation douloureuse et ulcérée. Il y a bien peu d’Italiens qui, au fond de l’âme, ne regrettent la rupture qui s’est faite entre le pape et le roi, entre la tiare et la couronne. Elle était probablement inévitable, mais ils ne la regardent pas moins comme déplorable, et, dans le secret de leurs rêves, tous s’abandonnent à l’espérance de voir cette antinomie se résoudre un jour. Il s’est passé un petit incident qui mérite bien d’être mentionné, parce qu’il révèle sous une forme piquante ce que ce sentiment a de profond. L’homme qui paraissait le plus naturellement désigné pour prendre part aux fêtes de Rome est le général Cadorna : c’est lui qui a enfoncé la Porta Pia en 1870, et fait à coups de canon la fameuse brèche par où est passée la révolution triomphante. Le général Cadorna a reçu une invitation particulière d’avoir à se rendre à Rome ; il a répondu au Syndicat en s’excusant pour des raisons d’âge et de santé. Il se réjouissait volontiers du pèlerinage patriotique qui allait faire accourir tant de citoyens italiens, mais il avait soin de marquer sa satisfaction de voir « à toutes les époques de l’année accourir à Rome des pèlerins de toutes les parties du monde pour rendre l’hommage dû à l’Église et à son vénérable chef. » Qui se serait attendu à cette réponse de la part du bombardeur de 1870? Elle est pourtant bien italienne. Les journaux avancés ont jeté feu et flammes contre le général Cadorna : qui sait ce que leurs rédacteurs écriront à leur tour dans vingt-cinq ans? Sur tous les points de l’Italie des manifestations de respect et de sympathie se sont produites en faveur du Saint-Père, et des télégrammes de condoléance lui sont venus par monceaux du monde entier. En Belgique en particulier et en Autriche, de la part soit du clergé, soit des fidèles, de vives protestations se sont élevées contre ce que la célébration du 20 septembre avait de blessant pour le Saint-Siège et pour le pontife qui l’occupe avec tant de dignité.

En outre, M. Crispi ne pouvait pas se dissimuler que les fêtes de Rome causeraient quelque embarras à plus d’un gouvernement étranger, et surtout à ceux avec lesquels il a noué les liens les plus intimes. Tous ont accepté les faits accomplis il y a vingt-cinq ans, mais il en est qui n’aiment pas beaucoup qu’on les leur rappelle. Ne parlons pas de nous, à qui on ne peut vraiment pas demander de prendre goût aux anniversaires de 1870, quels qu’ils soient, et celui du 20 septembre n’a rien qui doive particulièrement nous agréer. Mais nous ne sommes pas seuls à éprouver, à l’égard de cette date, un sentiment de réserve. L’Allemagne elle-même, dont le gouvernement est protestant,