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soit un des caractères du règne de Guillaume II. Il n’y voit pas d’inconvénient : cette instabilité révèle au grand public le véritable état des choses. Les ministres passent, le souverain reste ; s’ils ne passaient pas, on pourrait les croire nécessaires, et il n’y a qu’un homme nécessaire, qui est le souverain.

En les choisissant, Guillaume II s’inspire des circonstances, de l’opportunité des conjonctures et des temps. Il est fertile en projets, mais il y en a toujours un qui a le pas sur les autres. Il appelle dans ses conseils les hommes qui lui semblent le plus capables de comprendre sa pensée du moment, de la goûter et de la faire approuver par les Chambres. Il leur demande d’entrer dans ses vues, il les dispense d’être des hommes d’État. Un homme d’État a des idées, et il vaut mieux qu’ils n’en aient pas : s’ils en avaient, il pourrait arriver qu’elles ne s’accordassent pas avec les siennes. L’une des conditions de la vraie, de la parfaite royauté, est que le souverain jouisse seul de la prérogative de penser, et que ses ministres soient d’excellens instrumens de transmission. « — Vous êtes mon homme,. » dit un jour Guillaume II à M. Miquel, qui lui avait été recommandé peu auparavant par le comte Waldersee. Cela signifiait : « Vous êtes l’homme le plus propre à exécuter la tâche dont je désire présentement vous charger. Si la situation ou ma pensée venaient à changer, je trouverais facilement à vous remplacer. » Je suis désolé de le comparer une fois encore à Louis XIV, dont il fait peu de cas ; mais il y a des rapprochemens qui s’imposent. Lorsque le grand roi choisit Barbezieux pour succéder à Louvois dans le ministère de la guerre, il lui dit : « J’ai formé votre père, je vous formerai de même. » Il en dit à peu près autant à Chamillard. Quand l’empereur Guillaume II annonça au général de Caprivi, le 1er février 1890, qu’il l’avait désigné pour successeur du prince de Bismarck, le général s’effara, allégua son insuffisance : il ne s’était guère occupé de politique ; les connaissances, la préparation, tout lui manquait. — « Eh ! qu’importe ? lui fut-il répondu : vous recevrez mes instructions. »

Il ne suffit pas que le souverain ait des ministres aussi dociles qu’intelligens, dont le principal office est de défendre ses idées dans le Parlement : Il leur laisse ce soin, mais il se réserve celui de parler à son peuple, d’entrer fréquemment en communication directe avec lui, de lui donner des conseils et des avis. Gouvernés longtemps par un empereur qui, économe de ses discours, abandonnait à son chancelier l’honneur et la fatigue de leur enseigner le bon chemin, les Allemands s’étonnèrent que son successeur parlât tant ; et quand ils eurent épuisé le plaisir que leur procurait cette nouveauté, ils se plaignirent qu’il parlât trop. On s’imagina que, doué comme son grand-oncle Frédéric-Guillaume IV d’une éloquence naturelle, il profitait de toutes les occasions d’exercer son talent, que le son de sa voix lui plaisait, que ce