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plus de six mois pour achever son apprentissage, s’orienter, se mettre au courant des affaires. Quand il a su tout ce qu’il voulait savoir, il a frappé le grand coup.

On assure qu’à la veille de l’avènement, l’impératrice Augusta-Victoria disait avec un soupir : « Je tremble en songeant à demain : nous étions si libres et si heureux! Mon mari assumera de lourdes responsabilités, et il ne sera plus à moi. » Elle le connaissait, elle était certaine qu’il ne croirait régner que le jour où il gouvernerait et répondrait de tout. « Je finis par un des plus importans avis que je puisse vous donner, disait Louis XIV à son petit-fils Philippe V partant pour l’Espagne. Ne vous laissez pas gouverner, soyez le maître. N’ayez jamais de favori ni de premier ministre. Écoutez, consultez votre conseil, mais décidez. Dieu, qui vous a fait roi, vous donnera les lumières qui vous sont nécessaires tant que vous aurez de bonnes intentions. » L’empereur Guillaume II s’était dit tout cela à lui-même. Quoiqu’un jour il ait prononcé un jugement très dur sur les rois de France, sa manière de procéder, ne lui en déplaise, fait penser quelquefois au roi-soleil. Il en a usé à l’égard du prince de Bismarck comme Louis XIV avec le surintendant Fouquet; il a prouvé qu’il savait dissimuler. Le 1er janvier 1890, il lui adressait une lettre de félicitations, où il était dit : « Je prie Dieu qu’il me conserve pendant de longues années encore vos éprouvés et fidèles conseils dans ma pesante tâche de souverain. » Quatre semaines plus tard, le 1er février, il faisait venir M. de Caprivi, et lui disait : « Le poste de chancelier de l’empire sera prochainement vacant : je vous le destine, tenez-vous prêt. »

Quoi qu’on en dise, l’empereur-roi Guillaume II a une façon d’entendre le gouvernement personnel qui lui est tout à fait particulière, et il n’a pris pour modèle aucun de ses prédécesseurs. La Prusse a eu des rois gouvernés par des favoris, par des coteries de palais, par une camarilla, témoin Frédéric-Guillaume II, ce très médiocre neveu et successeur très indigne du grand Frédéric, qui avait dit de lui : « A ma mort, on mènera joyeuse vie à la cour; mon neveu gaspillera le trésor, négligera l’armée ; les femmes gouverneront, et l’État périra. » L’État n’a pas péri, mais il s’en est fallu de peu. L’influence prépondérante était celle de la trop séduisante comtesse Lichtenau, et le conseiller omnipotent était le général de Bischofswerder, dont la politique était d’être tout en ayant l’air de n’être rien. « Frédéric-Guillaume II était-il hésitant, embarrassé, le général décidait pour lui ; avait-il au milieu d’une partie de plaisir quelque affaire d’État à régler, il appelait Bischofswerder, lui commandait d’arranger les choses pour le mieux : Bischofswerder prenait la plume, le roi signait sans avoir lu[1]. » Dans

  1. Die Camarilla am preussischen Hofe, eine geschichtliche Studie herausgegeben von Dr Erich Bischoff, Leipzig.