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dernier degré de la faiblesse ; mais il m’a tenu cependant trois quarts d’heure dans son cabinet. Je voulais l’empêcher de se fatiguer en lui disant que je ferais tout ce qu’il me demanderait. Comment lui rien refuser ! Mais je n’ai pas pu l’empêcher de m’entretenir dans les moindres détails de la situation de mon département. À chaque instant je croyais qu’il allait s’évanouir de fatigue et de souffrances, mais je n’ai pas pu l’arrêter. » Et il ajoutait en s’essuyant les yeux : « Ah ! quel courage ! quel homme ! »

Huit jours après, je m’entretins moi-même avec le prince pour la dernière fois. Comme j’étais venu en Angleterre peu de temps auparavant, je pris pour prétexte d’un nouveau voyage l’arrivée de la reine de Portugal, et je demandai la permission de venir la saluer. C’était un dimanche. Le prince, qui avait fait l’effort de se lever pour aller à la messe, avait dû se coucher aussitôt après. Il ne devait plus se relever. Pour la première fois, il fit allusion avec moi à son état, désespéré. « J’ai eu bien du plaisir à voir ma fille, me dit-il. Son voyage va faire dire par les journaux que je suis perdu. Mais, ajouta-t-il avec un sourire mélancolique, à présent cela n’a plus d’inconvéniens. » Puis il se reprit aussitôt, et m’entretint de la situation politique en France. M. Casimir-Perier était alors Président de la République. Il me parla de lui avec égards et presque avec sympathie. « C’est une tâche impossible que celle à laquelle il s’est attelé, me dit-il. Il ne pourra jamais la mener à bonne fin. Mais il ne faut pas que les monarchistes lui créent des embarras. S’ils étaient la cause directe de son échec, la France ne le leur pardonnerait pas. » Nous échangeâmes encore quelques propos indifférens ; puis, au moment où j’allais le quitter, il m’attira vers lui et me serra dans ses bras. Nous nous étions compris : c’était un adieu.

Quelques jours après commençait en effet cette agonie lucide dont la lenteur a attendri même ses adversaires, et où il a déployé une fermeté d’âme, je puis même dire une grandeur surprenantes, pour ceux-là seuls qui ne le connaissaient pas. Je n’en sais rien d’autre que ce qui a été rapporté partout. Celui qui avait déjà et qui aura toujours droit à mon obéissance et à mon dévouement jugea, avec raison, que mon devoir nie retenait à Paris : aucun ne m’a jamais été plus cruel à remplir. On m’a dit que, depuis ma visite, il n’avait plus parlé des choses de ce monde. Il avait assez pensé à la France pour avoir le droit de ne plus penser qu’à Dieu, à qui, pour elle, il offrit cependant plusieurs fois ses souffrances.

Le 8 septembre au soir, je le revis encore, mais étendu sans vie sur ce modeste lit où il avait tant souffert. Je baisai pieusement ses mains décharnées qui tenaient un crucifix. La rigidité de la