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les processions nocturnes à la lueur des flambeaux ; les idoles dorées passent devant lui dans les chars enguirlandés de jasmin, précédées des molles bayadères, au bruit des tambours et des buccins ; il aperçoit les femmes chastement drapées, dans leur allure lente et noble ; — mais le sanctuaire de la pagode et le zénana de la maison lui demeurent fermés.

Avide de remonter à la source aryenne et de retrouver les origines les plus lointaines de son génie, l’européen a visité l’Inde : il a vu la terre antique et l’art étrange et rituel, entendu la poésie sacrée ; il a traduit ces chants immortels où le merveilleux s’allie à la grâce, l’héroïsme à la tendresse, où il y a tant de gloire et de vertu, de grandiose et d’enfantine extravagance, de science morale et d’imagination. Il a connu l’âme écrite de l’Hindou, mais il n’a point pénétré dans sa conscience vivante ; et actuelle. Est-ce dédain ? Est-ce impuissance ? N’est-ce pas plutôt impossibilité ? Transcrire la psychologie d’un peuple est en effet une œuvre de même ordre, mais autrement difficile, que de traduire sa langue. Mille détails, mille finesses et, parfois, des traits essentiels et caractéristiques échappent ou disparaissent. On veut faire un portrait et l’on esquisse, sans s’en douter ordinairement, une caricature abominable ou plaisante, où ce qui domine le plus souvent, c’est l’infatuation du peintre et sa naïveté. Dans les plus beaux livres que l’on ait publiés sur l’Inde, en France, comme en Angleterre et en Allemagne, l’individu est absent ; ou, s’il paraît, on le devine peu ressemblant.

Les écrivains sont rares qui ont compris qu’il ne saurait être question ici, comme pour la Grèce, par exemple, de fils dégénérés d’une race à jamais illustre. Si elles n’ont pas permis le progrès, au sens que l’Occident attache à cette formule magique, les castes ont été du moins un obstacle à la décadence. La vie intérieure et spirituelle est aujourd’hui dans l’Inde ce qu’elle était il y a mille ans. La philosophie la plus raffinée subsiste à côté de la ferveur populaire amusée des splendeurs de la liturgie brahmanique, comme aux temps obscurs où Manou donnait des lois à la péninsule. En dépit du contact de l’européen, l’Hindou est resté lui-même, et il n’y a point perdu, semble-t-il. Il a appris les langues de l’Occident. Les portes des universités anglaises de Calcutta, de Bombay et de Madras se sont ouvertes devant lui. Il a mesuré le savoir et la foi des chrétiens. « Votre religion, me disait Krichnacharryar, un brahme distingué, est la religion des chats, la religion de l’intérêt : vous faites le bien pour gagner le ciel. La nôtre est la religion des singes, qui se réjouissent en liberté des bienfaits de Dieu ! »