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le trophée qu’on élèverait à ce système serait composé des débris de nos vaisseaux, de nos ports, de nos manufactures ! » Et le 21 mars, dans la Chambre des pairs, le duc de Fitz-James stigmatisait en ces termes l’étrange façon de la commission du budget de comprendre l’économie : « J’ai vu cette même commission, poursuivant un autre ministère respectable, dédaigner les intérêts de nos colonies, qu’elle regarde comme un luxe déplacé, faire décider que nos arsenaux resteront vides, que les carcasses de nos navires, désormais inutiles, pourriront dans nos ports, et par là, faire pousser des cris de joie à nos anciens rivaux, désormais à jamais maîtres absolus de la mer. »

Devant cette prévention aveugle laissée par l’Empire contre la marine et les colonies, les ministres étaient impuissans à réagir. Ceux qui se succédèrent à la marine de 1815 à 1818, le vicomte du Bouchage et le comte Molé, comprenaient pourtant la nécessité de reprendre la politique coloniale de l’ancienne monarchie, d’essayer de reconstituer l’empire colonial de la France ; mais c’est par la force d’inertie qu’on leur résistait et, à leurs sollicitations réitérées en faveur d’institutions si évidemment indispensables à la grandeur du pays, les commissions du budget ne répondaient que par ce perpétuel refrain : Point d’argent !

Devenu ministre en 1818, le baron Portal, auparavant directeur des colonies, parvint enfin, par d’énergiques efforts, à arracher la marine et les colonies au mépris sous lequel elles succombaient. Pour lui la marine n’était pas le but, mais un moyen, et ce qu’il regrettait surtout, en la voyant courir à sa ruine, c’était la perte de l’instrument puissant de notre influence dans le monde. Il s’indignait, dit-il dans ses Mémoires, « de voir les Anglais établis sur tous les points du globe, tandis que nous y étions en quelque sorte oubliés depuis vingt ans[1] », et avec Chateaubriand dont il partageait les idées, il s’entendait pour déplorer « que nous fussions exclus du nouvel univers où le genre humain recommence[2]. »

Ce n’est pas sans lutte et sans opposition que le baron Portai réussit à réaliser ses projets et à remettre la France en état de compter au dehors et de montrer son pavillon dans les mers lointaines. Pour cela, il fallait de l’argent, et, pour en obtenir, c’est dans le conseil des ministres même qu’il rencontra la première et la plus vive résistance. « Le baron Louis, ministre des finances, raconte-t-il lui-même, en entendant que je demandais pour la marine 65 millions au lieu de 45 qui avaient été accordés par le précédent budget, fit un bond sur son fauteuil qui faillit

  1. Mémoires du baron Portal, p. 230.
  2. Mémoires d’outre-tombe, I. Ier.