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un retour sur lui-même, il eut honte de son emportement ; se rappelant les services du samuraï, son zèle et sa probité, il résolut de réparer sa faute et de s’excuser. Mais au moment où il s’apprêtait à l’aller trouver, il apprit qu’il n’était plus. Rentré chez lui, le samuraï avait écrit à son maître et s’était ouvert le ventre. Dans la lettre que l’on remit à M. T***, le Japonais lui disait qu’il ne pouvait survivre à l’affront qu’il avait reçu et qui le déshonorait à tout jamais à ses yeux et à ceux des siens. Il s’excusait d’avoir eu un instant la tentation de tuer son insulteur. Le souvenir que l’arme qu’il tenait en main était celle sur laquelle son maître lui avait, en un moment de gêne, consenti une avance, avait retenu son bras. L’honneur lui interdisait de s’en servir contre son bienfaiteur, il la tournait contre lui-même.

« Les traditions s’effacent, ajoute Lafcadio Hearn, devant le dédain et les railleries de l’étranger. Au sourire sympathique, à la politesse aimable succèdent, chez ce peuple imitateur, l’impassibilité de la physionomie et la froideur glaciale du regard. Le même fond de stoïcisme y pourvoit et facilite la métamorphose, mais un jour viendra où il se reportera vers le passé avec les mêmes sentimens de tristesse mélancolique que nous inspire le souvenir de l’antique et gracieuse civilisation grecque. Le Japonais se rappellera, lui aussi, le temps heureux des plaisirs simples, la sensation disparue des joies de la vie, la divine intimité de l’homme et de la nature. Il dira à ses descendans combien ce monde était alors plus lumineux et plus beau. Il évoquera le charme de l’antique courtoisie, de la poésie des temps disparus. Dans son évolution rapide, il s’étonnera de bien des choses, mais il en regrettera plus encore, et nulle autant que le sourire immortel qui erre sur les lèvres de ses dieux et dont le sien était le doux et fidèle reflet. »


IV

L’étude sur le Sourire japonais donne une idée des procédés d’analyse de Lafcadio Hearn. Sous les manifestations extérieures, son esprit subtil excelle à découvrir les mobiles cachés, à dégager les traits caractéristiques de la race. Rien ne lui paraît indifférent, rien à dédaigner de ce qui peut aider sa curiosité toujours en éveil, son besoin de comprendre la vérité et de rendre la vie. Tout, aussi, lui est matière à recherches et à réflexion. Son essai sur Un jardin japonais est une étude de l’âme japonaise dans ses rapports avec la nature.

Dans cette étude il se complaît et s’absorbe ; son amour de la nature, sa singulière aptitude à ressusciter en lui-même les conceptions