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son ami Merck. Celui-ci, — prototype de Méphistophélès, — ne goûta point le charme de Charlotte, à laquelle il préféra une de ses amies, une « beauté majestueuse », une « femme superbe qui se trouvait libre et sans attachement. » En sorte qu’il reprocha vivement à Gœthe de n’avoir pas choisi cette personne, auprès de laquelle il n’aurait pas perdu son temps, plutôt que l’autre, à laquelle il ne pouvait prétendre.

En même temps, il lui représentait les agrémens d’un voyage du Rhin. Raisons excellentes qui achevèrent de décider Gœthe au départ : « Quand Merck se fut éloigné, raconte-t-il, je me séparai de Charlotte, la conscience plus pure qu’en quittant Frédérique, mais non sans douleur. Par l’habitude et l’indulgence, cette liaison était devenue, de mon côté, plus passionnée que de raison ; au contraire, Charlotte et son fiancé gardaient gaiement une mesure si parfaite, qu’il ne pouvait rien être de plus beau ni de plus aimable, et que la sécurité même que j’en avais me fit oublier tout danger. Cependant, je ne pouvais me dissimuler que cette aventure devait finir, car on attendait prochainement la nomination dont dépendait l’union du jeune homme avec l’aimable jeune fille ; et comme tout homme un peu résolu sait se déterminer à vouloir par lui-même ce qui est nécessaire, je pris la résolution de m’éloigner volontairement avant d’être chassé par un spectacle insupportable. »

On reconnaîtra qu’il n’y a rien dans tout cela de violent ni de passionné. Quelques critiques allèguent que Gœthe, au moment où il écrivit cette relation, était refroidi par l’âge[1], et d’ailleurs gêné par le fait que Charlotte vivait encore. Sur le second point, l’on peut répondre que, si le souvenir de Mme Kestner lui eût été assez cher pour qu’il tînt à parler librement d’elle, il se serait arrêté dans sa rédaction, comme il le fit pour Lili. Quant au reste, il suffira de relire l’idylle de Sesenheim ou le roman de Lili, pour voir avec quelle fraîcheur, avec quelle jeunesse Gœthe savait encore parler de ses souvenirs d’amour ; et l’on se trouvera fondé à conclure que, si le récit de l’aventure de Wetzlar dégage si peu d’intérêt, c’est qu’en réalité son cœur n’y fut jamais engagé bien profondément.

L’impression du récit des Mémoires est si franche, si nette, que ceux-là mêmes qui s’en sont étonnés ou affligés ne l’ont point contestée. Tout autre est le cas des lettres à Kestner ou à

  1. Il semble que Gœthe ait eu lui-même le sentiment de la froideur de son récit ; car il s’en excuse en ces termes : « Le poète invoquerait vainement aujourd’hui ses facultés obscurcies ; vainement il leur demanderait de faire revivre ces relations aimables qui lui rendirent si doux le séjour de la vallée de la Lahn… »