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comme il fut romantique, à peu près en même temps, avec une égale ferveur ; il le fut comme écrivain plutôt que comme homme, exploitant, la plume à la main, une aventure assez insignifiante dont son talent, secondé par la bonne volonté de tous, réussit à tirer un des livres les plus retentissans que connaisse l’histoire des lettres. Son œuvre ne nous fournirait aucune occasion meilleure de pénétrer le secret de cette harmonie entre la vie ordinaire et la fiction durable qu’il se vantait si volontiers d’avoir réalisée. Jamais il n’a plus heureusement « consolidé par de solides pensées » les fantômes inconsciens qui se meuvent dans l’ordre inférieur de la réalité. Nous voudrions d’abord, dans une intention que nous indiquerons ensuite, mesurer l’espace qu’a dû parcourir son génie pour tirer son roman de Werther de l’épisode authentique auquel il se rattache.


I

Goethe, qui d’ailleurs n’a guère connu le doute en présence de l’œuvre achevée, a toujours eu une incontestable prédilection pour ce roman de sa jeunesse auquel il a dû sa célébrité. À peine l’a-t-il terminé, qu’il en parle avec une évidente satisfaction à son ami Schœnborn, consul à Alger (1er juin 1774). Les reproches d’une critique étroite, qui, à plusieurs reprises, tenta de le rendre responsable de quelques « faits divers » dont les héros semblaient s’être inspirés de Werther, n’ébranlèrent point cette impression favorable ; et non plus les années, qui cependant le conduisirent si loin de ce qu’il était dans sa jeunesse et l’amenèrent à détester, puis à railler cette « sentimentalité » dont il avait été l’un des agens les plus actifs. À vrai dire, il ne relut son roman qu’une seule fois, une dizaine d’années après sa publication ; mais il en conserva le meilleur souvenir et ne cessa jamais de l’aimer. Dans la fameuse entrevue qu’ils eurent ensemble, Napoléon lui parla uniquement de Werther, qu’il avait, dit-il, emporté avec lui en Égypte. Ce petit fait causa à Gœthe une satisfaction des plus vives, qui ne fut point cependant sans mélange, car l’empereur lui reprocha d’avoir conduit son héros au suicide, non par la passion seule, mais par des déceptions de vanité et des froissemens d’ambition : « C’était, selon lui, affaiblir l’idée que le lecteur se fait de l’amour immense de Werther pour Charlotte. » Gœthe sentit si vivement la justesse de cette observation, qu’il la garda pour lui seul ; il s’abstint de la consigner dans sa relation de l’entrevue ; plus tard, il refusa de la répéter à Eckermann, qui, cependant, réussit à lui soutirer tant de révélations intéressantes