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saisit moins, c’est la défiance et le dédain qu’elle inspire à Vienne. Pris en masse, les Jugo-Slaves sont encore sujets fidèles ; leur particularisme respecte le droit dynastique : c’est le pur effet d’une réaction contre le séquestre, insupportable à la longue, qu’on a mis sur leur nationalité. Leur position géographique est exceptionnelle ; ils sont placés sur les routes de l’Orient et de la mer. La porte de l’Orient s’ouvre précisément sur d’autres régions slaves, et supposé même que l’Autriche borne son expansion aux limites tracées par le congrès de Berlin, la tâche d’assimiler la Bosnie et l’Herzégovine échoit bien plus naturellement aux frères de race des anciens raïas qu’à des fonctionnaires allemands, polonais ou magyars, dont le génie administratif — le même partout — ne fera jamais qu’une Algérie continentale.

Le problème soulevé par l’opposition croate, qu’on a essayé quelquefois de réduire aux proportions d’une question de clocher transleithane, engage donc l’avenir de la monarchie en Orient, et, jusqu’à un certain point, son équilibre à l’intérieur. Les fausses relations finissent par engendrer de faux sentimens. Plus on considère les rapports de la race jugo-slave avec les autres élémens de l’empire austro-hongrois, plus apparaît le contraste entre la minutie du mécanisme administratif et le relâchement du lien moral. Il n’y a plus, en somme, dans les dispositions intimes de cette race, de substratum qu’à l’union purement personnelle. On a cherché à rendre cette union aussi réelle que possible ; elle est si arbitrairement conçue que de ce groupe, un par le sang, la langue et même les mœurs, on a fait trois tronçons, déduit la nécessité de trois régimes : le cisleithan en Dalmatie, le magyar en Croatie-Slavonie, le colonial, ou peu s’en faut, dans la Bosnie et l’Herzégovine. Il est impossible qu’une combinaison si mal adaptée aux besoins d’un peuple, et qui est, en somme, la négation de son unité, n’ait pas pour effet, à la longue, de dévoyer ses inclinations naturelles ou traditionnelles. Constitué pour servir de réserve au loyalisme, dans les temps difficiles que le mouvement social présage à toutes les dynasties, il risque, au détriment de son génie, de ses intérêts et de ceux de l’Autriche, de s’égarer dans les voies du panslavisme ou de chercher une issue vers l’idéal républicain. Ce n’est pas œuvre faite ; la vieille génération y serait probablement réfractaire ; mais qui répondra de la démocratie qui s’élabore, épelle les déclarations du « parti du Droit », et se laissera conduire, là plus qu’ailleurs, avec une formule et une chanson ?


CHARLES LOISEAU.