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qualités. Si la postérité, comme cela est probable, juge les hommes seulement par ce qui reste d’eux, on peut se demander ce qui restera des plus illustres d’entre nous dans cent ans; mais de M. de Lesseps il restera le canal de Suez ; Panama sera bien oublié, et qui sait même si l’achèvement de l’entreprise n’enverra pas alors comme un rayon posthume à celui qui l’a manques sans doute, mais ne l’en a pas moins entamée?

Les vies, qu’on nous passe le mot, tout à fait réussies sont très rares : celle de M. Burdeau a été prématurément brisée ; celle de M. de Lesseps s’est terminée dans l’infortune ; mieux vaut reposer ses regards sur celle de M. Victor Duruy. Professeur, ministre, historien, on trouve dans sa longue existence une fidélité à lui-même qui ne s’est pas démentie un seul moment. A travers les situations les plus diverses, il a présenté une unité morale qui pourrait servir d’exemple à un stoïcien. On connaît ses débuts modestes, son professorat de plus d’un quart de siècle, les excellentes et brillantes publications dont il l’a rempli, la convocation qu’il a reçue un jour de l’empereur Napoléon III, les rapports qui se sont établis entre le souverain tout-puissant et le professeur libéral, enfin la nomination au ministère de l’Instruction publique qui en a été le résultat. L’histoire de César avait rapproché ces deux hommes, d’ailleurs si dissemblables, mais qui par cela même étaient bien faits pour se compléter. M. Duruy avait en résolutions arrêtées tout ce qui flottait en conceptions un peu vaporeuses dans l’esprit de l’Empereur. Il savait, dès ce moment, ce qu’il voulait; il était affirmatif, décisif, et son air de certitude devait s’imposer aux indécisions de Napoléon III. M. Duruy a été pendant six ans ministre de l’Instruction publique ; ces quelques années lui ont suffi pour engager l’enseignement public dans des voies nouvelles. Il a soulevé autour de lui des colères furieuses, et, si on se reportait aux journaux, aux brochures, aux livres du temps, on aurait de la peine à démêler au milieu d’aussi ardentes polémiques le véritable caractère de son œuvre. Toutes ces tempêtes se sont apaisées peu à peu, et on a de la peine maintenant à s’en expliquer la violence. Est-ce la vie ultérieure de M. Duruy et le caractère si digne de respect qu’elle a conservé jusqu’au bout qui ont désarmé les passions d’autrefois ? Est-ce la fatigue qui suit de longues résistances, lorsque enfin elles sont vaincues, qui les a assoupies ? Ce qui est sûr, c’est que tout ce qui a été tenté et commencé par lui a été par la suite continué et terminé, et, sur plus d’un point, on a pu regretter le tact et la mesure qu’il apportait lui-même dans ses créations. On les méconnaissait alors, on leur rend aujourd’hui plus de justice, peut-être par comparaison. Les adversaires de M. Duruy ont abandonné un terrain de lutte qui n’était pas bon pour eux; ils en ont, à la vérité, trouvé d’autres. Quoi qu’il en soit, même parmi ceux qui attaquaient jadis ce ministre traité de révolutionnaire, Il n’en est