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lourds sacrifices ; les autres d’aggraver, au contraire, l’échelle progressive de M. Poincaré ou de l’appliquer encore à d’autres impôts que les successions. Le résultat de ces tiraillemens en sens opposés est des plus incertains, et il y a lieu d’être surpris que M. Poincaré se soit créé à lui-même tant de difficultés pour se procurer une somme de 24 millions. L’effort n’est pas en proportion avec le bénéfice espéré. M. Poincaré soutiendra sans doute qu’il lui fallait absolument ces 24 millions et qu’il n’a pas pu les trouver ailleurs ; mais beaucoup sont convaincus que l’augmentation de la taxe sur l’alcool pourrait rapporter infiniment plus, à condition de supprimer la facilité que l’on assure à la fraude sous le nom de privilège des bouilleurs de cru. On livrera sur tous ces points de grandes batailles parlementaires, qui, malgré leur caractère technique, touchent à trop d’intérêts pour laisser l’opinion indifférente.

Un homme du plus grand mérite manquera désormais à ces discussions, sur lesquelles il a jeté autrefois de vives lumières. M. Burdeau, président de la Chambre des députés, vient de mourir, au moment où il atteignait à peine la maturité de l’âge : il n’avait que quarante-trois ans. Le grand public ne le connaissait que depuis peu de temps, parce que le rôle de travailleur acharné qu’il s’était donné à la Chambre l’avait retenu longtemps dans les commissions, et que ses interventions à la tribune s’étaient produites assez rarement et toujours dans des questions spéciales; mais il n’y est jamais monté sans produire une grande impression. Dès les premiers mots, on sentait en lui une intelligence supérieure, nette et précise autant qu’il soit possible de l’être, ferme dans ses principes, méthodique dans ses expositions, et servie par un talent oratoire dont la sûreté n’a jamais eu de défaillances. On a médit beaucoup, depuis quelques années, de l’esprit classique : M. Burdeau en était l’expression parfaite, et il suffirait à le venger de beaucoup d’attaques. Ce qui frappait le plus en lui, ce n’était pas l’originalité, ni l’invention, mais une merveilleuse faculté de tout comprendre et de tout expliquer, et c’est la faculté parlementaire par excellence. Après les discussions les plus longues et les plus confuses, lorsque M. Burdeau prenait la parole, il faisait en quelque sorte la clarté autour de lui. Sa rhétorique, car il en avait, consistait surtout dans l’ordre qu’il donnait à ses idées et dans les développemens logiques qu’il savait en tirer. Son esprit, naturellement, invinciblement droit, simple, rigoureux, repoussait tout paradoxe et ne reflétait que le vrai. Ces qualités rendaient sa parole presque toujours efficace en séance publique, mais plus encore dans les commissions où les questions sont traitées plus franchement et serrées de plus près. Il a été un admirable instrument parlementaire, propre à toutes les discussions, prêt à toutes les tâches difficiles, et il meurt au moment où un long travail, autant que la confiance de la Chambre, avait fait de lui une force essentiellement utilisable. Ce n’est pas sans tristesse