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mais, comme dirait Candide, il faut cultiver son jardin avant d’en acquérir un autre. Les difficultés qui peuvent d’un jour à l’autre se produire en Extrême-Orient doivent nous trouver libres. Elles sollicitent, dès ce moment, toute notre attention. Nous n’aurons plus, sans doute, à parler de quelque temps de Madagascar, puisque l’expédition ne commencera qu’au printemps : c’est au gouvernement à y travailler en silence. Le prologue de cette grave affaire est terminé.

Revenons au budget. La discussion générale a porté presque tout entière sur le projet ministériel relatif aux successions. Il est assez singulier qu’on n’ait pas parlé de la réforme des boissons, très importante elle aussi, et qui soulèvera peut-être des difficultés parlementaires encore plus grandes. De nombreux discours ont été prononcés, la plupart remarquables à divers titres; mais, dans le nombre, trois méritent une mention particulière : ce sont ceux de MM. Godefroy Cavaignac, Léon Say et Poincaré. M. Cavaignac représente l’impôt progressif sur l’ensemble du revenu; M. Léon Say représente l’impôt proportionnel et réel, et M. Poincaré représente... le gouvernement : il serait difficile, pour le moment, d’attacher son nom à un système ou à une doctrine quelconque. Tous les trois ont déployé un grand talent et ont été religieusement écoutés par une Chambre qui aime à s’instruire; mais M. Léon Say a certainement produit sur elle la plus vive impression. Sera-ce la plus durable? Cela dépendra beaucoup de la manière dont le gouvernement soutiendra la suite du débat. Sera-t-il affermi ou affaibli lorsque reviendra la discussion de la loi successorale ? Nul ne pourrait le dire. Les argumens d’autorité, nous entendons par là les argumens ministériels, ont une grande prise sur la majorité, et, d’une manière générale, il faut s’en réjouir : il était toutefois très sensible, pendant qu’elle écoutait et applaudissait M. Léon Say, que la Chambre partageait son opinion et qu’elle n’aurait jamais voté la loi sur les successions si le gouvernement lui-même ne l’avait pas présentée. Cette loi heurte tous les principes, ou du moins ce que, jusqu’à ce jour, on a qualifié ainsi. Son principal tort à nos yeux est d’introduire pour la première fois l’impôt progressif dans notre régime fiscal. Là est son vice rédhibitoire. L’impôt progressif exerce une grande séduction sur beaucoup d’esprits, qui n’ont peut-être pas suffisamment réfléchi aux conditions d’existence de notre société française. Il leur semble naturel et légitime de demander, non pas seulement plus, mais de plus en plus, à la fortune grandissante, sous prétexte d’épargner le nécessaire et de frapper le superflu, et ce système pourrait, en effet, se défendre s’il portait en lui-même ou s’il était possible d’y introduire une règle modératrice. Il y en a une dans l’impôt proportionnel. Comme il frappe sur tout le monde, on ne peut pas l’exagérer jusqu’au point où il tarirait les sources du revenu ou détruirait le capital, sans provoquer un malaise et un soulèvement universels. Là est le frein qui retient les