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presque tout ce monde, servantes, fermières, épargne ; un peu de luxe dans leur vie n’est pas un si grand mal.

Grâce à toutes ces nuances de luxe qui se répercutent, en s’affaiblissant, d’une couche sociale à l’autre, la différence entre la vie des hommes des diverses classes est beaucoup moindre d’après les jouissances réelles qu’ils peuvent se procurer que d’après les valeurs qu’ils possèdent.

Le luxe extérieur tend à se restreindre ; on n’a plus de carrosses dorés ; on en emploie beaucoup moins à huit ressorts ; les valets se tenant debout derrière la voiture de leurs maîtres ne se retrouvent plus que chez les ambassadeurs. Les voitures simples dont on se sert, quelles que soient leur élégance, qui consiste surtout dans leur forme, et la beauté des chevaux, que ne relève aucune magnificence de harnais, sont autrement démocratiques que les anciennes chaises à porteurs auxquelles ne dédaignaient pas de recourir les philosophes à maximes austères du dernier siècle.

Tout luxe judicieux constitue une sorte de réserve pour les circonstances imprévues et les temps de nécessité. Cela est vrai pour toutes les classes de la nation et pour l’ensemble de la nation elle-même. Les bijoux, les jolis meubles, les tapisseries, les tableaux, les objets de collection se peuvent vendre aux heures d’infortune, souvent sans perte. Dans les classes populaires même, la montre, la chaîne, la pendule, les menus bijoux, peuvent aussi procurer, aux jours de détresse et de maladie, quelques ressources qui, si faibles soient-elles, n’eussent probablement pas existé autrement.


IV

Le luxe qui vient d’être décrit, non seulement n’est ni immoral, ni nuisible, mais il est légitime, recommandable et utile, sous la réserve qu’une part convenable soit faite dans le revenu à la prévoyance et à l’épargne.

Tout autre est le luxe du temps de décadence et des couches décadentes, car il peut y avoir dans un pays encore généralement sain certaines couches sociales morbides. Ce luxe prend un caractère immoral et inintelligent, quand, au lieu de répondre à des besoins naturels et normaux, physiques ou intellectuels, il consiste uniquement dans la recherche des plaisirs et des objets très coûteux, par la seule considération qu’ils sont coûteux, dans le gaspillage systématique, dans la satisfaction unique de la vanité à outrance. Grotesque alors et parfois criminel est ce luxe.