Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/932

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aux sentimens qui le remplissent que se mesure la valeur humaine d’un personnage. Ce n’est pas parce que Macbeth tue Duncan qu’il exerce sur notre imagination une si forte prise ; mais c’est parce que nous assistons au travail qui s’est fait dans son esprit, parce que nous avons vu grandir en lui la tentation, s’abaisser les obstacles, se fixer l’idée et surgir à ses yeux le poignard qui le guide vers la chambre de sa victime endormie. Ce n’est pas parce qu’Othello tue Desdémone qu’il est devenu la personnification elle-même de la jalousie ; mais c’est que dans son âme et par la brèche qu’y a ouverte le soupçon nous voyons entrer tous les sentimens qui torturent et qui affolent une âme jalouse. La figure maîtresse du théâtre de Shakespeare et qui domine toutes les autres, c’est bien celle d’Hamlet. Celui-là est par excellence le type shakespearien; et telle en est l’ampleur, telle la complexité, qu’on n’a cessé de l’étudier et d’en donner des interprétations toujours renouvelées. Or ce n’est sans doute pas quand il frappe Polonius qu’Hamlet nous intéresse, mais c’est quand il hésite à frapper Claudius ; c’est aux heures où il médite sur ce jeu d’apparences qu’est le monde, sur la vanité de toutes choses prouvée par la mort, et sur la mort elle-même, sommeil inévitable troublé par on ne sait quels rêves, c’est à de pareilles heures que nous le reconnaissons pour l’un d’entre nous. Bien loin que chez lui l’action suive immédiatement la pensée, il nous offre l’exemple d’une pensée qui ne parvient pas à se réaliser, et le tourment dont il souffre est celui-là même qui fait à l’âme moderne la vie si douloureuse : c’est l’impossibilité d’agir.

Il est enfin un type cher à tous les partisans de l’énergie, celui qui symbolise l’énergie dans l’amour, comme Napoléon symbolise l’énergie dans la domination : c’est Don Juan. Nul autre type n’a été plus souvent repris par les écrivains, élargi, embelli, transfiguré au point d’être devenu, de transformation en transformation, différent de lui-même et contraire à soi. Pour avoir à travers la série de ses expériences poursuivi la jouissance physique, don Juan est devenu le grand chercheur d’idéal en qui s’incarne l’âme inassouvie et déçue. Nous lui avons fait honneur de tous les sentimens qu’éveille chez nous l’amour et sans lesquels il se réduit à la sensation rapide et vulgaire. Tous nos rêves, toutes nos aspirations se sont cristallisées autour de son nom. Sa poésie ne réside pas en lui, mais c’est de nous qu’elle vient. Elle est exactement le résultat de ce travail des siècles grâce auquel la sensibilité va sans cesse se développant et s’affinant et qui est l’œuvre même de la civilisation.

On se trompe en effet quand on imagine que le tableau de l’humanité tel qu’on le trouve dans les époques primitives représente l’humanité complète et l’homme tout entier. Il ne nous offre au contraire que des rudimens d’humanité. La psychologie y est tout à fait sommaire. L’âme n’a pu encore se dégager de la domination des sens et de la