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REVUE LITTÉRAIRE

LA GLORIFICATION DE L’ÉNERGIE

« Mon égotisme, outre qu’il est peu séduisant, ne se renouvelle guère... » C’est le théoricien du culte du moi qui laissait jadis échapper cet aveu. Il donnait par là une preuve de clairvoyance. Il fait mieux aujourd’hui, et on lui saura gré d’avoir pour une fois interrompu ses exercices ordinaires. Peut-être quelques honnêtes gens se laisseront-ils rebuter par ce titre truculent : Du sang, de la volupté et de la mort[1]. Mais un titre n’est qu’un titre, et il faut avouer que celui d’Impressions de voyage est devenu par trop banal. Il y a dans le nouveau livre de M. Barrès des pages tout à fait remarquables. Ce sont, comme on peut s’y attendre, des « paysages », mais rendus avec un art très personnel, établis d’après un parti pris fortement accusé. M. Barrès excelle à dégager d’un aspect de nature l’expression qui y est enveloppée. Les lieux où nous vivons ont avec notre âme d’intimes correspondances. Ils façonnent la sensibilité des individus et déterminent par avance les drames dont ils seront le théâtre. C’est en ce sens qu’une description est un tableau psychologique et qu’un paysage est un état d’âme. De cette sorte de paysages M. Barrès avait donné déjà de précieux spécimens. Telles ces pages d’Un homme libre consacrées à la terre de Lorraine qui, mettant sur ses enfans sa forte empreinte, leur enseigne la fermeté réfléchie; ou tel, dans le Jardin de Bérénice, ce mélancolique pays d’Aigues-Mortes où l’âme triste et déshéritée de Bérénice semblait le rêve qui monte au soleil couchant des étangs mornes et des eaux mortes. C’est de même qu’il évoque aujourd’hui et qu’il nous fait comprendre l’âpre Tolède, Cordoue « toute parfumée des jasmins que portent ses femmes dans leurs cheveux, » Grenade « qui est une tente

  1. Maurice Barrès, Du sang, de la volupté et de la mort, 1 vol. Charpentier et Fasquelle.