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féodalité l’eût emporté nous serions l’Allemagne, si les prêtres ou les communes, l’Italie.

Les communes périssent de 1300 à 1400. C’est précisément à la même époque que commencent les États généraux. Au moment où périssent les libertés locales, commencent les libertés nationales. Mais ce ne sont pas encore les vraies. Les rois étaient le seul pouvoir apparent. Ce pouvoir, ils l’emploieront à niveler le pays, c’est-à-dire à mettre le peuple en état de se passer d’eux. Lorsque Louis XIV eut achevé cette tâche, on se passa de suite du roi. Si on y est revenu, c’est à cause de la nécessité de lutter contre l’étranger. Il faut de l’unité, soit avec un roi héréditaire, soit avec un dictateur temporaire. Chose très curieuse, de voir dès le XVIIIe siècle le peuple, dont le droit était jusqu’alors couvert de cette enveloppe mystique du droit divin royal et sacerdotal, s’apercevoir qu’il pouvait se débarrasser de ce maillot. Ce droit divin avait été véritablement divin, attendu qu’il exprimait alors la pensée, le droit général du peuple, c’est-à-dire de Dieu. Le prêtre était l’élu du peuple, le roi le chef du peuple contre l’aristocratie. Le droit divin n’est pas une chimère au moyen âge. C’est une pensée sacrée à condition de rester divine, c’est-à-dire générale. — C’est là au fond toute notre histoire : il ne s’agit que de remplir les intervalles, d’y placer les faits. Dans ce moment-ci, ce qui a été autrefois engagé dans la royauté et le sacerdoce se trouve en position de parler pour soi. Spectacle nouveau de voir cet enfant colossal. Rien de préparé pour un pareil événement. Pas d’habit taillé. Tous les anciens sont trop étroits. On ne comptait pas sur ce nouveau venu qui demande des comptes. De là l’embarras, rien ne convient. C’est là l’ineffable grandeur du spectacle que nous sommes appelés à comprendre, la prodigieuse singularité du moment présent. Un être qui n’avait jamais agi ni parlé. Non pas le peuple d’une ville, non pas le peuple des campagnes, mais le Peuple, 30 millions d’hommes. On serait bien embarrassé dans les autres pays. On ne ferait pas parler ensemble un Napolitain et un Milanais, un Mecklembourgeois et un Bavarois. En France, le Flamand et le Gascon pensent de même. Et de plus un centre. L’antique Athènes, Florence étaient des atomes. Voilà les seuls essais d’unité populaire qui aient existé au monde. Immédiatement après, nous voyons un essai à faire sur 30 millions d’hommes plus unanimes que jamais on ne le fut dans une république de 3 000 âmes. Jamais spectacle plus original. Quand on montre au milieu de tout cela une prédilection obstinée pour le moyen âge, c’est inconcevable. Voir de grands esprits préoccupés du moyen âge au point de mépriser le temps présent. La France d’aujourd’hui est plus forte que l’empire romain.


C’est dans ces notes éparses des petites leçons de 1829 à 1834 qu’éclatent dans toute leur force l’originalité de Michelet et son génie divinatoire, et aussi qu’on saisit le mieux l’unité et la permanence de ses vues historiques et philosophiques. Qui les a lues ne peut plus dire que l’auteur de l’Histoire de France au moyen âge et l’auteur de l’Histoire de la Révolution sont deux hommes différens, ni voir en lui avant les journées de Juillet un royaliste catholique. On retrouve là en germe une foule d’idées qui se développeront avec puissance, et même avec excès, au milieu des luttes politiques et religieuses des années ultérieures ; on y reconnaît