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de Frédégonde. C’était la France même qu’il voyait là, ensevelie dans des cartons poudreux. Cette mort n’était qu’apparente : il sentait en lui la force magique qui allait la ressusciter.

Dès lors, la composition de son Histoire de France fut sa grande affaire. Elle absorba presque toutes ses pensées. C’est à elle que se rattache presque tout son enseignement. Elle devait d’abord tenir tout entière en cinq volumes ; les deux premiers, parus en 1833, embrassaient à eux seuls plus de huit siècles; mais à mesure qu’il étudiait notre histoire, elle lui paraissait plus mal connue et plus nécessaire à connaître dans tous ses détails. A partir de 1834 son œuvre prit dans son esprit de si vastes proportions qu’il lui fallut quatre volumes pour la conduire de Philippe le Bel à Louis XI. Il dut prendre des secrétaires pour l’aider dans son travail de dépouillement des textes : ce furent ses anciens élèves de Sainte-Barbe et de l’Ecole normale, Ravaisson, Duruy, Chéruel, Wallon, Yanoski et un jeune théologien alsacien, Müntz. Il menait la vie la plus retirée, plongé dans ses livres et ses manuscrits, fuyant les réunions mondaines, et n’ouvrant guère sa porte qu’à ses secrétaires à qui il distribuait à midi le travail quotidien tout en déjeunant avec eux, à quelques anciens élèves qu’il aimait à recevoir à sa table, et à de rares amis parmi lesquels les plus intimes étaient Quinet, Eugène Burnouf et le médecin Edwards, l’auteur des Caractères physiologiques des races humaines considérés dans leurs rapports avec l’histoire, qui exerça sur lui une assez profonde influence. Les visites que Michelet fit en Angleterre avec Chéruel en 1834, dans le sud-ouest de la France avec Duruy en 1835, étaient entreprises en vue de son histoire, et nous retrouvons dans celle-ci, remaniées et transformées, les pages de ses journaux de voyage[1]. Les Mémoires de Luther, parus en 1835, se rattachent encore à ses leçons de l’Ecole normale sur le XVIe siècle. Le cours qu’il fît à la Sorbonne en 1834 et 1835, comme suppléant de Guizot, alors ministre, n’est pas autre chose que son cours de l’Ecole sur le moyen âge, présenté sous une forme plus oratoire et plus philosophique, et continué jusqu’à la fin du XVIe siècle. C’est vraisemblablement aussi l’histoire de France qu’il enseignait à la princesse Clémentine, fille de Louis-Philippe, dont il fut le professeur, comme il avait été celui de la princesse Louise.

Ce qui faisait l’originalité des cours de Michelet à cette époque, c’était l’association des recherches d’érudition les plus minutieuses avec les dons les plus rares de l’imagination et une constante préoccupation philosophique. On peut dire que l’érudition et la

  1. Voyez le volume intitulé : Sur les chemins de l’Europe, 1893.