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de philosophie à l’École préparatoire du collège Louis-le-Grand. Il avait placé à cette heure matinale ses leçons aux futurs professeurs pour être libre de se rendre dès huit heures aux Tuileries, et l’étiquette de la cour lui imposait ce costume, qui d’ailleurs ne déplaisait pas à ses goûts naturellement raffinés. Il grimpait jusqu’aux combles du vieux collège où l’École préparatoire était bien, pauvrement logée. Un garçon de salle annonçait l’arrivée du professeur, et l’on voyait les élèves, chacun sa chandelle à la main, les paupières encore lourdes de sommeil, défiler un à un le long des sombres couloirs délabrés pour se rendre à la salle de conférences. Michelet commençait à parler : on oubliait aussitôt la fatigue et le froid, la nudité humide de cette installation misérable, pour vivre pendant deux heures dans un monde de féerie, où tout était lumière, chaleur et vie. Ce n’était pourtant pas un orateur au sens propre du mot, que ce professeur, unique entre tous, qui inspirait à ses élèves, a dit l’un d’eux, « la passion d’un amant pour sa maîtresse. » Il n’avait pas cette ampleur du style, de la voix et du geste, cette période large, nombreuse et châtiée qui transportait d’admiration les auditeurs d’un Cousin, d’un Guizot ou d’un Villemain ; mais c’était un magicien dont la parole, tantôt lente et rêveuse, tantôt lancée en phrases brèves, ailées comme des flèches, faisait surgir devant l’esprit de ses auditeurs, par une sorte d’évocation, les idées et les images toujours imprévues qui paraissaient jaillir comme d’elles-mêmes de son cerveau. Cette parole avait sa musique aussi, car elle suivait le rythme intérieur d’une pensée naturellement cadencée; mais cette musique n’avait point de formule apprise et monotone, elle était aussi inattendue et aussi variée que la pensée elle-même. L’éloquence de Michelet était faite d’esprit, de poésie, de sensibilité, d’enthousiasme, tout en étant nourrie de la plus forte culture classique, de l’érudition historique la plus étendue et de sérieuses études philosophiques. Qu’il parlât de philosophie ou d’histoire, on retrouvait tout ensemble chez lui l’homme d’imagination, pour qui l’idée ne devient saisissable que dans les faits qu’elle détermine, et l’homme de pensée qui ne voit dans les faits que les symboles de l’idée qu’ils révèlent. Un des premiers élèves de Michelet, M. Vacherot, qui suivit ses leçons de 1827 à 1829, a retrouvé, au bout de cinquante-trois ans, ses impressions de la vingtième année encore toutes fraîches, en songeant à cet enseignement incomparable. « Nous sautions tous à bas de nos lits pour l’entendre, rêvant encore de ces leçons d’histoire du moyen âge, où les héroïques figures de Wallace, de Robert Bruce, de Godefroi de Bouillon troublaient parfois nos nuits... De quel