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pour contre-partie la suspicion de tout ce qui n’est pas Napoléon. On ne peut être vaincu que par la trahison, mais le soldat soupçonne partout la trahison. « N’employez pas les maréchaux pendant la campagne, » écrit-on à l’Empereur. Les plaintes et les dénonciations contre les officiers qui, sous l’autre règne, ont montré quelque sentiment bourbonien ou orléaniste, ou qui seulement portent la particule, affluent chez les commandans de corps d’armée, aux Tuileries, dans les bureaux de la Guerre.

Aux avant-postes de l’armée du Rhin, une sentinelle tire sur un individu qui cherche à gagner la rive allemande à la nage. Le bruit se répand parmi les troupes que l’on a trouvé sur le cadavre un billet annonçant qu’il y a un complot pour faire sauter la poudrière de Strasbourg. Le commandant de Condé, le colonel Taubin, s’excuse de certains retards dans l’approvisionnement de la place en disant « qu’on ne veut pas lui obéir, » et rendu fou par la dure réponse du sous-chef d’état-major du 1er corps « qu’un officier qui ne sait pas se faire obéir est indigne de commander », il se brûle la cervelle. La garnison croit que le colonel s’est tué pour éviter d’être déféré au conseil de guerre comme complice d’une conspiration. Les esprits ainsi troublés par la crainte des trahisons, on conçoit quelle émotion cause dans le 1er corps d’armée la distribution de fausses cartouches à plusieurs régimens. Le fait était d’ailleurs des plus graves, car la direction d’artillerie de Lille avait délivré non des cartouches de bois, dites d’exercice, ce qui eût pu être le résultat d’une erreur, mais des cartouches à balle ayant, au lieu de poudre, du son et de la terre glaise. Drouet d’Erlon fit garder à vue le colonel de l’artillerie. « Depuis longtemps, dit-il dans un rapport à Davout, j’avais des soupçons sur ses opinions. » Davout prescrivit une enquête qui, comme toutes les enquêtes, n’aboutit à aucun résultat. On ne put découvrir comment, pourquoi ni depuis quand ces étranges cartouches se trouvaient en magasin.

La discipline, qui, même dans les armées d’Austerlitz et de Wagram, était beaucoup moins forte qu’on ne se l’imagine, se relâche encore par l’effet de cette suspicion presque universelle comme aussi des événemens accomplis depuis une année. Les soldats sont peu portés à obéir à des chefs qu’ils croient capables de ragusades (c’est le mot en usage) et à respecter des généraux et des colonels qui, après les avoir fait marcher trois mois auparavant contre leur Empereur, manifestent désormais le plus ardent bonapartisme. Seuls les officiers qui pendant la période du 5 au 20 mars ont par leurs propos ou leurs actes encouragé ou entraîné les hommes à la défection conservent leur autorité. Dans plus d’un corps de