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l’influence de certaines consommations sur la répartition des richesses, sur les situations respectives des diverses classes de la société. Henri Baudrillart a consacré quatre gros volumes à décrire l’évolution, les variétés, les excentricités du luxe dans les diverses civilisations et à tous les âges de l’humanité. Nous voudrions ici examiner sommairement les principaux élémens de cette question si complexe, et faire suivre cette analyse de quelques réflexions sur l’usage de la fortune et la fonction sociale de la richesse.


I

L’une des difficultés, non la moindre, est de définir exactement le luxe. Il n’est guère de matière où l’on s’entende moins. Beaucoup blâment le luxe et d’autres le louent qui ne comprennent pas sous ce mot les mêmes objets ou le même train de vie. Si l’on ouvre le Dictionnaire de l’Académie, on trouve au mot Luxe cette définition : « Somptuosité, excès de dépense, dans le vêtement, les meubles, la table. » Les mots de « somptuosité » et d’« excès » auraient eux-mêmes besoin d’être définis dans ce cas. Le Dictionnaire de Littré ne s’éloigne guère de celui de l’Académie ; on y lit : « Luxe, magnificence dans le vêtement, dans la table, dans l’ameublement ; abondance de choses somptueuses. » Un économiste, très dur pour le luxe, Emile de Laveleye, écrit : « Est objet de luxe ce qui est à la fois superflu et coûteux, c’est-à-dire ce qui satisfait à un besoin factice et a coûté beaucoup de journées de travail. » Et il accumule, à ce sujet, une foule de citations. Mais qu’est-ce qu’un besoin factice, et à partir de quel nombre de journées de travail consacrées à un objet, celui-ci est-il mis au rang des articles de luxe ?

Les trois définitions que nous venons de reproduire sont bien lâches et bien vagues ; cependant, si elles répondent assez aux idées flottantes de quelques hommes délicats, elles n’expriment pas le sens courant et vulgaire du mot.

Le tort est de chercher une formule absolue pour une chose aussi relative, ondoyante et variable. Voici la définition que nous proposerons : Le luxe consiste dans cette partie du superflu qui dépasse ce que la généralité des habitans d’un pays, dans un temps déterminé, considère, comme essentiel, non seulement aux besoins de l’existence, mais même à la décence et à l’agrément de la vie. Le luxe est donc une chose singulièrement variable et qui se déplace sans cesse, la limite en reculant de plus en plus au fur et à mesure que l’ensemble d’une société s’enrichit et se raffine.

Le mérite de cette définition, suivant nous, c’est qu’elle garde au luxe son caractère relatif se transformant d’âge en âge.