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sur l’ordre des autorités militaires pour venir occuper les gorges et les défilés.

Avec les 150 000 mobilisés, les 25 000 retraités, les 26 000 fédérés parisiens, lyonnais, toulousains, nancéens, les gardes nationales sédentaires, urbaines et rurales, les corps francs et les levées en masse, il semblait que les places fortes, les grandes villes, les défilés, les têtes de pont pussent être suffisamment pourvus de défenseurs. Mais, malgré les engagemens volontaires et la rentrée dans les corps des deux tiers des hommes en congé, l’armée active était encore trop peu nombreuse. Après bien des hésitations, l’Empereur se décida donc à lever la classe de 1815[1]. La conscription avait été abolie par l’article 12 de la Charte royale; et cet article ayant été interprété comme devant avoir un effet rétroactif pour les conscrits de 1815, bien qu’un sénatus-consulte les eût appelés sous les drapeaux dès le 9 octobre 1813, il était à craindre qu’on ne vît dans le rappel de ces conscrits un abus de pouvoir de Napoléon. Davout lui-même, si résolu d’ordinaire, représenta à l’Empereur qu’il serait prudent de ne point prononcer le fâcheux mot de conscription : « Il n’y aurait, dit-il, qu’à changer la chose de nom et à déclarer que tous les jeunes gens entrés dans leur vingtième année depuis le 1er janvier dernier feront partie de la garde nationale et seront dirigés sur les dépôts de l’armée, avec promesse d’être libérés la guerre finie. » Le conseil d’Etat, auquel le projet de décret sur la conscription de 1815 fut soumis dans la séance du 23 mai, refusa d’y donner son adhésion, « les levées d’hommes étant du domaine du pouvoir législatif. »

Attendre la réunion des Chambres ! Mais l’ennemi, lui, l’attendrait-il pour entrer en France? Or la conscription de 1815 devait fournir 123 000 soldats, dont 20 000 ayant combattu pendant la dernière campagne[2]. L’Empereur passa outre aux scrupules du conseil d’État. Le 30 mai, il décréta l’appel de la classe de 1815. À ce moment le pays avait pris son parti de la guerre. La levée des conscrits s’opéra sans les résistances et les rébellions qu’avaient soulevées dans tant de provinces le rappel des militaires en congé et, à un moindre degré, la mobilisation des gardes nationales. Dès le 11 juin, c’est-à-dire une semaine après que le décret eut

  1. Dès les premiers jours de sa rentrée aux Tuileries, l’Empereur avait pensé qu’il lui en faudrait venir là. « C’est une idée vide de sens, écrivait-il à Davout, que de se persuader que l’armée peut se recruter autrement que par la conscription. Je crois d’ailleurs avoir assez d’autorité sur la nation pour le lui faire comprendre. » (Lettre du 26 mars, Arch. de la Guerre, carton de la Corresp. de Napoléon.)
  2. « Le contingent annuel, écrivait Davout, est de 280 000 hommes, mais il en faut défalquer plus de la moitié pour défaut de taille, infirmités et comme inscrits maritimes, soutiens de famille, etc. »