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la presque totalité des semestriers ; ils avaient même commencé à rejoindre les corps en exécution de l’ordonnance royale du 9 mars. Mais parmi les 85 000 absens sans permission, il fallait admettre qu’il y aurait beaucoup d’insoumis et aussi beaucoup d’hommes susceptibles de recevoir aux revues d’appel des congés définitifs pour infirmités ou comme soutiens de famille. Davout, peu enclin aux illusions, estimait que le rappel des déserteurs donnerait tout au plus 59 000 soldats.

Le décret d’appel, préparé dès le 28 mars, ne fut rendu public que douze jours plus tard. Il y avait à ce retardement des raisons d’ordre politique. L’Empereur, qui s’efforçait alors, par tous les moyens, d’entrer en négociations avec les puissances pour le maintien de la paix, craignait que la mise de l’armée sur le pied de guerre ne démentît ses protestations pacifiques. Vis-à-vis de la population française, qui désirait si ardemment la paix, il se sentait contraint aux mêmes ménagemens. L’Ouest s’agitait, le Midi prenait les armes; dans le reste de la France les royalistes travaillaient à détruire la popularité de l’Empereur en prédisant la guerre. Le moment n’était pas propice pour alarmer et mécontenter tout le pays par l’appel des réserves. Au reste. Napoléon conservait encore une lueur d’espoir qu’il n’y aurait pas rupture avec l’Europe. Cette espérance illusoire diminuant d’heure en heure, l’empereur se décida à faire paraître le décret dans le Moniteur du 9 avril. Comme il le prévoyait, ce décret porta un coup à l’opinion. En quelques jours, la rente baissa de 8 francs. La tristesse et l’abattement dominaient dans les campagnes. Les paysans, fort heureux en général de n’avoir plus à subir les vexations des hobereaux ni à redouter le rétablissement des privilèges et la reprise des biens d’émigrés, sentaient s’affaiblir leurs sentimens pour l’Empereur à la pensée que son retour allait amener sinon peut-être une seconde invasion, du moins une guerre sans fin.

En raison du temps nécessaire à la transmission des ordres, à l’affichage et aux délais légaux, les revues d’appel commencèrent seulement le 25 avril. L’opinion était si réfractaire à l’idée de guerre, que parmi les rappelés eux-mêmes, tous cependant anciens soldats de Napoléon, beaucoup ne se présentèrent pas aux revues, et que beaucoup ne s’y présentèrent qu’afin de faire valoir des motifs d’exemption ou de réforme. Il est vrai que, si un grand nombre de ces hommes avaient déserté en 1814 pour ne pas porter la cocarde blanche, un plus grand nombre encore avaient quitté leurs corps par lassitude des armes. Depuis une année, ils avaient repris les travaux des champs et des ateliers, beaucoup d’entre eux s’étaient mariés ; ils se trouvaient moins disposés encore à servir.