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égard les garanties qu’on aurait pu attendre des excellentes déclarations de M. Charles Dupuy. Mais, à peine était-il descendu de la tribune que le débat s’est élargi, et il a pris peu à peu de telles proportions que toute notre politique y est entrée. M. Bouge, député des Bouches-du-Rhône, a fait très justement remarquer que les pharmacies de Roubaix n’étaient qu’un incident: d’après lui le moment était venu de mettre les socialistes en demeure d’apporter tout leur système à la tribune. C’est dans son ensemble qu’il faut examiner ce système et le juger. Les socialistes mêlés aux radicaux, les radicaux mêlés aux socialistes, divisent le pays en deux camps ; ils préparent la guerre des classes ; ils condamnent la société moderne au nom d’un idéal inconnu; ils troublent les imaginations faibles et excitent dans les cœurs les haines les plus acerbes; ils multiplient contre les personnes les injures et les calomnies, sans qu’on sache même ce qu’ils veulent mettre à la place des hommes et des choses d’aujourd’hui. Que l’on s’explique enfin, il en est temps. Ainsi provoqué, M. Jules Guesde a exposé la doctrine collectiviste avec toute l’ampleur de son cerveau. Cette doctrine est bien simple : elle consiste à nationaliser tous les moyens de production, dont le premier est la terre, c’est-à-dire à les mettre à la disposition de l’État. Est-ce bien l’État qu’il faut dire, ou la société nouvelle, ou la collectivité? Peu importe ; il s’agit toujours d’une puissance formidable, qui est au-dessus de l’individu et qui le soumettra, dans tous ses mouvemens, à la réglementation la plus impérieuse. L’individu n’aura qu’un droit, qui sera aussi un devoir : celui de travailler. Son travail créera des produits. Ces produits ne lui appartiendront pas, car, s’ils lui appartenaient, ce serait la reconstitution de la propriété individuelle avec toutes ses inégalités. On les lui distribuera. Mais qui? L’État, la société ou la collectivité, sous la forme de comités électifs. Et comment ces comités feront-ils la distribution? On n’en sait rien. Si c’est à parts inégales, tous les prétendus abus de la propriété reparaissent; si c’est à parts égales, à quoi bon travailler plus ou moins? Que serviront la bonne conduite, l’intelligence, l’effort plus intense ou mieux dirigé? Le collectivisme ne songe pas assez que le premier des instrumens de travail est l’homme lui-même, et que le seul moyen de le mettre en œuvre et d’en tirer tout le parti possible est de lui laisser la liberté de profiter des fruits de son labeur. Sa conception de l’homme est radicalement fausse, et la faiblesse de ce fondement fait s’écrouler le lourd édifice social qu’on y superpose : l’absurdité du système apparaît aussitôt.

C’était un spectacle curieux de voir M. Jules Guesde exposer son utopie, avec sa tête pâle de prophète, sa longue barbe, ses longs cheveux et sa déclamation un peu criarde. Il a eu pour contradicteur un homme qui est son contraste vivant. M. Paul Deschanel est infiniment civilisé et cultivé. S’il n’est pas le plus spontané de nos orateurs, il est