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déclarant « qu’ils avaient reçu le jugement de Dieu; » d’autres disaient au colonel Archinard: « Je t’aime parce que tu es fort. » Ayez l’air de faiblir, Dieu n’est plus derrière vous, vous n’êtes plus rien. Ajoutez que, comme les enfans, ils sont excessifs dans toutes leurs impressions; que prompts à se laisser abattre, consternés par le malheur, le moindre incident favorable relève leur courage et ranime leurs espérances. Les agitateurs et les fanatiques du Soudan leur accordent vingt-quatre heures pour pleurer leurs désastres et leurs villages brûlés, après quoi ils leur rappellent que la guerre qu’ils font aux blancs est une guerre sainte, que le soldat qui se bat pour sa foi « doit regarder ses ennemis comme on regarde le velours, la soie et les femmes du paradis; » que Dieu éprouve souvent ses serviteurs pour leur ouvrir le chemin de la gloire, que par un coup de fortune le vaincu d’hier sera le vainqueur de demain « et tiendra les rois étrangers comme le Maure tient son bœuf attaché par les naseaux. »

Après la prise de Koniakary, Ahmadou, profondément découragé, assembla autour de lui ses conseillers, ses hommes de confiance : — « J’ai perdu ma famille, leur dit-il, j’ai perdu la maison de mon père ; hier encore j’ai défendu à mes griots de célébrer mes louanges, de m’appeler comme jadis le casseur de têtes. Je ne suis plus qu’un musulman comme vous, je ferai ce qu’il vous plaira. Si vous voulez vous battre contre les Français, nous nous battrons ; si vous voulez partir, nous partirons. » Quelques vieillards, qui avaient leur franc parler, lui reprochèrent de s’être attiré ses malheurs par d’imprudentes provocations ; tous les autres, à moitié remis de leur consternation, l’exhortèrent à tenir la campagne, et la raison qu’ils donnèrent fut que, si les Toucouleurs ne nous avaient pas encore mis à la porte, ils nous avaient fait assez de mal pour nous obliger à demander toujours la paix les premiers. Et d’ailleurs, à quoi montait notre effectif? Nous n’avions à notre service que quelques malheureux blancs, toujours malades, qui avaient peine à se tenir debout, et quelques centaines de tirailleurs, renforcés de quelques centaines de noirs qui n’avaient jamais manié un fusil, et qu’au départ nous transformions en soldats, en les coiffant d’une calotte rouge. Quelqu’un ayant ajouté que nous avions tout au plus 200 cavaliers à Saint-Louis, 50 à Kayes, tout le monde se mit à rire, et il fut décidé qu’on se battrait. Les noirs s’occupent sans cesse de supputer sur leurs doigts à quoi montent les forces de leur ennemi, et, comme l’écrivait le colonel Archinard, il est inutile de leur paraître fort aujourd’hui si l’on doit se montrer faible demain.

Nous aurions tort aussi de nous imaginer que les motifs secrets de notre conduite incertaine et changeante, nos coups de tête et nos repentirs, nos demi-mesures et nos zizanies sont pour eux d’impénétrables mystères. Ils ont l’instinct de la politique, ils n’ignorent point