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ces deux inconvéniens. Admettons que l’armée frappe le coup décisif, puisqu’on y tient : pourquoi ne pas essayer dès maintenant d’organiser la grande Compagnie commerciale, — la vieille Compagnie des Indes orientales, — qui remplacerait l’armée avec ses forces de police, la caisse de l’Etat avec sa propre caisse? Si, par incrédulité ou pour d’autres motifs, on repousse l’essai d’une compagnie, si l’on craint qu’elle soit inégale à sa tâche, pourquoi ne pas susciter un corps d’engagés libres qui gagneraient dans l’opération militaire les concessions qu’ils exploiteraient ensuite comme colons ? De vastes parties de l’Asie ont été colonisées ainsi par les cosaques russes. Nos devanciers en Afrique, les Romains, assimilèrent cette terre avec leurs légions de vétérans[1]. Craint-on de ne pas trouver ces volontaires en nombre suffisant? On en demande aux régimens ! Les jeunes conscrits que le service obligatoire vient d’amener à la caserne auraient-ils donc la grâce spéciale d’une vocation qui se rencontrera aussi bien chez des individus non immatriculés, ou déjà préparés par l’accomplissement antérieur du service, formés physiquement et militairement?

L’esprit d’aventure et l’esprit de lucre jetteraient à votre bureau d’inscription plus d’hommes que vous n’en pourriez employer. Les pays voisins nous fournissent dix bataillons de la légion étrangère, les épaves de la vie : n’y en a-t-il pas en France? L’embryon du corps auquel je pense existe, avec ces Pionniers africains qui ont pris la suite des Frères armés du cardinal Lavigerie : d’après leur journal, la France noire, ils se sont déjà tournés vers Madagascar, ils y ont envoyé une première escouade, avant l’ouverture des hostilités, avec les modestes souscriptions recueillies principalement, chose touchante, dans la province d’Alsace-Lorraine. Sur un appel venu de haut et jeté à toute la France, cette escouade deviendrait légion. Ces hommes, pour la plupart anciens soldats, seraient dans quatre ou cinq mois tout aussi exercés que vos recrues; ils coûteraient moins cher, l’Etat n’ayant à leur fournir que le transport, le ravitaillement, un prêt de matériel de guerre et d’instrumens agricoles; et, par la suite, une banque de crédit pour leurs établissemens. Pour les commander, vingt noms viennent à la pensée, parmi les militaires, les marins ou les civils qui se sont signalés dans les explorations de ces dernières années ; gens éprouvés aux expéditions de cette nature, ayant le don du commandement et l’habitude de former des corps improvisés en Afrique. Nous avons nos Stanley. Encadrés entre les bataillons de la légion étrangère, ces pionniers de Madagascar, qu’on leur donne ce nom ou tout autre,

  1. Voir l’excellent, livre de M. René Cagnat, l’Armée romaine d’Afrique; Paris, Ernest Leroux. 1892.