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les sceptiques ne pourraient que se confirmer dans leur sentiment. Pour ceux-là, notre politique coloniale qui ne colonise pas n’est qu’une fantaisie décorative. Je ne comprends même point qu’étant de cette opinion, ils tolèrent plus longtemps une folie ruineuse qui n’a pas d’excuse à leurs yeux.

D’autres, dont nous sommes, pensent différemment. Ceux-ci croient que l’organe crée le besoin, et que la possession d’un empire d’outre-mer ressuscitera la faculté abolie chez nos devanciers. Depuis quinze ans, l’éducation géographique et coloniale de notre peuple s’est faite par l’école, par le livre, par l’image, par le journal à un sou. On l’a entretenu sans relâche des pays exotiques, des explorations célèbres, des hauts faits de nos missionnaires religieux, militaires et civils ; on a éveillé sa curiosité, frappé son imagination. Un homme d’État disait que la passion colonisatrice de notre temps est toute cérébrale : c’était finement jugé ; mais quelle est la passion qui n’est pas cérébrale chez le Français? Et tout conspire, dans les transformations de notre société, pour inviter des cerveaux ainsi préparés à passer du rêve colonial à l’action pratique.

Crise agricole, crise industrielle, baisse continue de la rente des terres et des valeurs, coïncidant avec la cherté croissante de la vie ; nécessité de trouver des placemens à plus gros intérêt, d’écouler les produits dont notre marché est saturé, d’en importer de nouveaux pour créer de nouvelles industries, et même de cultiver au loin ce blé qui ruine son producteur sur le sol français ; voilà de quoi encourager aux colonies de commerce. Les colonies de peuplement nous seraient-elles interdites autant qu’on le croit? Certes, notre population n’augmente pas, mais on oublie trop que l’envahissement des machines laisse chaque jour plus de bras inoccupés; les fermens de malaise social, la sève inquiète qui travaille après vingt-quatre ans de paix les gens de tempérament aventureux, l’espoir de la richesse rapidement amassée, ce sont là de bons agens d’émigration. Ne sait-on pas enfin que certaines régions, le pays basque, les Basses-Alpes, le Jura envoient à l’Amérique du Sud un fort contingent d’expatriés volontaires? Et ne sommes-nous pas impardonnables de ne point capter ce courant d’émigration française sur les territoires français d’outre-mer?

Nous qui croyons à l’existence de ces élémens colonisateurs, nous avons pu prôner les expéditions asiatiques et africaines : non seulement comme une collaboration à l’histoire générale que la France n’avait pas le droit de refuser, mais comme une préparation utile pour des besoins réels. Pourtant, si la période de préparation se prolongeait indéfiniment, si la mise en valeur ne commençait pas bientôt, nous ne saurions que répondre aux incrédules