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au moment où il allait se mettre à table, et tandis qu’il demandait l’eau pour les mains: « Quel est de vous trois le maître? » dit l’empereur. — « Moi, messire, » répondit l’un d’eux.— «Faites donc vos prestiges avec courtoisie. » Les nécromans commencèrent leurs enchantemens. Le temps se troubla tout à coup, avec pluie, éclairs, coups de tonnerre : on eût dit la fin du monde. La grêle se mit à tombera comme champignons d’acier. » Les chevaliers s’enfuirent de tous côtés dans les chambres. Le temps s’éclaircit et les magiciens prirent congé. L’empereur, cédant à leur caprice, leur prêta le comte Boniface pour les protéger, au dehors, contre leurs ennemis. Le comte monta à cheval ; il entra dans des villes magnifiques, se vit saluer par de très nobles seigneurs qui lui prodiguèrent les tournois; puis il rencontra les ennemis des nécromans, les chassa du pays, livra trois batailles rangées, conquit un royaume, se maria, eut des enfans. Quand l’aîné eut atteint sa quarantième année, le comte se sentit vieillir. Les magiciens lui firent alors visite. « Voulez-vous retourner chez l’empereur? — Il doit être bien changé, répondit Boniface, pourquoi y retourner? » Les magiciens dirent en riant : « Nous voulons vous ramener là-bas. » Ils se mirent en route et firent un long voyage. Ils arrivèrent à la cour au moment où l’empereur et les chevaliers se lavaient encore les mains avant le dîner. Tournois, batailles et mariage, près d’un demi-siècle d’aventures, n’avaient été qu’illusion et tenaient en quelques minutes. Vision familière au moyen âge des anachorètes et des moines, que berçait un rêve d’éternité, qu’inquiétait la fuite rapide de la vie. Mille anni ante oculos tanquam dies hesterna quæ præteriit, avait dit le Psalmiste. L’oiseau bleu chantait dans les ténèbres des forêts mystiques et les saints s’endormaient en un songe paradisiaque de trois cents ans, compris entre le premier et le dernier tintement de la cloche lointaine de leur monastère. Mais le rôle des nécromans rattache aussi ce conte singulier au moyen âge musulman. On sait que l’ange Gabriel souleva de son lit Mahomet et l’emporta, à travers sept cieux, jusqu’au trône d’Allah, avec qui il eut quatre-vingt-dix mille conversations. Quand le prophète retomba sur son lit, celui-ci était encore chaud, et l’eau d’une aiguière, renversée par l’aile de l’ange au moment du ravissement, achevait de se répandre goutte à goutte sur le pavé de la cellule.


V

L’importance extraordinaire accordée par le Novellino au souvenir de Frédéric II explique comment la chevalerie et la croisade font dans ce livre une si pauvre figure. L’empereur avait