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l’esprit. Voici un marchand que le ciel a puni, avec indulgence d’ailleurs, pour une ingénieuse invention. Il avait porté sur son navire, aux pays d’outre-mer, des tonneaux de vin à triple fond. En haut et en has, c’était du hon vin savoureux de Chianti ou d’Orvieto qui coulait par deux robinets ; au milieu, de l’eau pure de l’Arno, et point de robinet. Quand le marchand eut vendu sa cargaison, il se hâta de lever l’ancre, emportant le prix de son larcin. Mais voilà qu’un grand singe apparut sur le pont du navire et, prenant le sac aux florins, bondit jusqu’au haut du grand mât. Là, il ouvrit la bourse, jeta à la mer, une à une, la moitié des pièces d’or et laissa retomber le reste au pied du mât. « Et ainsi le marchand ne gagna que le bénéfice qui lui était dû en réalité. » L’œuvre de justice est évidente du côté du marchand. Elle est médiocre au point de vue des acheteurs, qui gardent leur eau claire. Après tout, dans ces contes, à l’exception de quelques pages tirées de l’Écriture sainte, il ne faut point chercher de paraboles théologiques, les méchans toujours punis, les bons récompensés ou honnêtement indemnisés. La comptabilité morale du conteur est en partie simple. Qu’un tour d’adresse réussisse, sa conscience n’en demande pas davantage. Il fait tourner toute une fable sur la pointe aiguë d’un bon mot, d’une repartie piquante. Que lui importent l’ennui ou la déconvenue des victimes ? Les conséquences de l’affaire ne le regardent point, n’étant ni justicier ni médecin d’âmes. Cette morale est d’un emploi facile, qu’exprime symboliquement ce petit conte :

Un malandrin va à confesse : « Mon Père, j’ai été à une maison avec beaucoup de gens pour y voler une cassette de 100 florins d’or ; mais la cassette était vide, je n’ai donc point péché. » Le frère dit : « Certes, c’est tout comme si tu avais volé les florins. » Le pénitent, tout troublé : « Au nom de Dieu, que faut-il faire ? » Le frère : « Je ne puis t’absoudre si tu ne les rends d’abord. — Volontiers, dit l’autre, mais à qui ? — À moi, dit le frère, pour mes aumônes. » Le pénitent promit et s’en alla. Le lendemain matin, il revint. Et, tout en causant de ses affaires, il dit avoir reçu un gros esturgeon, qu’il voulait offrir à son confesseur pour son déjeuner. Le frère accepte avec force remerciemens. L’homme partit et n’envoya pas l’ombre d’un esturgeon. Le lendemain, il revint trouver le frère avec une figure joyeuse : « Et l’esturgeon, dit le bon moine, pourquoi le fais-tu si longtemps attendre ? — Mais ne comptiez-vous pas l’avoir sûrement ? — Certes oui. — Et vous ne l’avez pas reçu ? — Non. — Eh bien ! tout est dans l’intention : c’est comme s’il était en votre cuisine. »

Le Novellino ne se lasse point de nous conter les triomphes de l’esprit de finesse. La vive réplique d’un pauvre serf tourmenté