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croisés de saint Louis, zouaves de Sonis, c’étaient toujours ces mêmes soldats du Christ marqués sur l’épaule du signe rédempteur, prompts à marcher dans les voies de Dieu. Nobles serviteurs ! fronts éclairés d’en haut! cœurs saignans comme le Sacré-Cœur! cet âge de ténèbres les reconnaîtrait-il? cette génération malade ouvrirait-elle les yeux sur Sonis, sur Verthamon, sur Troussures, ces signes évidens? ou si ces grandes mémoires ne dureraient que les crises d’un faux enthousiasme, et si, quittes envers elles par des jeux de lyrisme et d’hyperbole, les rhéteurs qui mènent à jamais ces Gaulois passeraient bientôt l’éponge sur la réalité sublime et sur le sang versé?

Mais non... Dieu ne souffrirait pas que ce qu’il a mis de lui dans l’homme y fût effacé par l’homme ; s’étant révélé cette fois en des soldats, il serait compris au moins par les soldats. Ainsi l’armée, miroir dans lequel la nation peut à toute heure se voir et se reconnaître, rapprendrait son passé à ce peuple oublieux; héritière de l’histoire, gardienne des traditions, elle serait à jamais l’arche qui contient la loi, le réservoir qui contient la force; maîtresse d’école elle montrerait l’action à nos enfans dégénérés; et le mouvement de cette jeunesse en armes mettrait au cadavre de cette France comme la pulsation d’un cœur nouveau...

— A boire! cria dans ce moment une voix irritée.

— Oui, mon ami, vous aurez à boire... répondit doucement le Père en levant la lanterne pour reconnaître le blessé qui avait parlé. Outre le gobelet d’argent enfermé dans sa valise, il portait toujours sur lui, depuis l’Italie, un récipient de cuir replié en forme de bourse : il tira cet ustensile de sa poche pour l’aller remplir au dehors. Comme il rentrait, le Bavarois tout défaillant de sommeil, les jambes écartées et fléchissantes, se tenait sur son passage.

Gar traurig... gar traurig[1], dit-il d’un ton bonhomme en montrant du geste la couchée lamentable, et il s’empressa pour prendre à deux mains le récipient débordant d’eau glacée; il abreuva lui-même le fiévreux.

Le Père revint fermer la porte. Une neige fine voltigeait au gré du vent inégal; la lune imprégnait le ciel et la terre d’une même clarté blafarde et diffuse. Il songeait aux zouaves qui jonchaient là-bas les abords du village, et qui n’avaient pas fini de mourir, et qui hurlaient encore, consommant leurs agonies sans espoir et sans secours. Alors, à cette heure cruelle et devant cette nuit meurtrière :

— Mon Dieu! c’est trop... dit-il. Mon Dieu, prenez pitié!

  1. C’est bien triste, bien triste.