Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/646

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Personne n’a vu Colossandri ? demanda-t-il aux blessés qui composaient sa charretée, et, n’ayant pas de réponse, il se plaça dans le brancard. En attachant la sangle de son sac sous le crochet de l’armon, il se fît une bricole, puis commanda : « En avant ! » Le Parmentier s’était attelé de l’autre côté ; les roues ne démarrèrent pas.

— Il faut qu’un de vous descende, dit le Père en se tournant vers la voiture. Personne ne bougeant, il reprit d’une intonation plus forte :

— Si l’un de vous peut encore marcher, il est obligé devant Dieu à descendre.

— Alors un vieux zouave tout gris de barbe et de cheveux mit pied à terre, et, poussant avec humeur le véhicule, l’ébranla par ce seul effort. Ils étaient déjà dans le chemin de Faverolles, où l’incendie grandissant allongeait sinistrement leurs ombres; ils butaient aux cailloux, glissaient sur la glace, obliquaient brusquement vers le fossé sous les soubresauts de leur machine, quand ils croisèrent les bataillons prussiens qui revenaient par quatre. Plus loin, une voix cria : « Qui vive ! » Le Père répondit : « Blessés français » ; quelqu’un se démasqua alors en demandant :

— Avons-nous Loigny, enfin?

— Non, monsieur... ou plutôt colonel, car je crois que vous êtes colonel...

— Colonel ou caporal, je ne sais plus : il me reste quatre hommes. Ce matin, oui, j’étais colonel...

Cet officier parlait avec animation et comme avec gaîté; visiblement, une détente fébrile succédait en lui à des heures d’attention, de souci, de tristesse.

— Eh! les braves du 38! cria-t-il. Voilà des bons zouaves à ramener, des camarades...

L’escouade qui composait son régiment parut, obéit, et dès lors on s’achemina plus vite. Le Père, meurtri des épaules, vint pour donner le coup de main par derrière et ne trouva plus là le vieux soldat, tombé silencieusement de fatigue avant la rencontre du renfort. Le colonel, pris de réminiscences musicales, sifflait entre ses dents l’air : « Ils sont couchés dans leurs armures. » Comme on traversait Faverolles, il se détacha du groupe, qui poursuivit sans arrêt son laborieux retour. Vainement le Père, au passage, avait-il tenté d’obtenir un asile.

— Des blessés du 17e corps?... A Patay! surtout ne restez pas ici !

Un officier d’état-major venait de lui faire cette réponse le dos tourné au feu, en fronçant les sourcils. La voiture lourde et muette