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Un commandement de « Par le flanc droit! » marquant la minute de l’adieu, tourna la colonne face à la direction de sa marche ; puis, les têtes et les corps penchés en avant pour résister à la bise violente, les rangs s’ébranlèrent successivement.

Quatre heures venaient de sonner et la lune se couchait. Une ligne de lanternes, lentement mobiles et qui se masquaient par instans, rampait au loin sur la route ; c’étaient là les bagages de la deuxième division ; on les dépassa, et derrière un premier plan illuminé par des feux de bivouac, on aperçut la masse de Patay.

Le camp fut établi à la porte de la ville, dans un champ contigu à celui que la deuxième division occupait déjà. Le matin blanchissait à peine; le cantonnement désert, mais qui montrait encore des traces de récente occupation, gisait silencieusement dans la nuit avec un aspect farouche et dépeuplé. Le régiment s’y répandit peu à peu, sans dépasser une place oblongue, triangulaire, qui n’était qu’un épanouissement de route à l’entrée du bourg; des maisons basses enfermaient cet espace; derrière, le clocher pointait hautement dans le ciel glacial.

Les zouaves heurtaient affamés aux portes, ou s’asseyaient somnolens sur les bancs; ils voyaient des traînards, que la prévôté n’avait pas encore ramassés, sortir ivres de l’auberge A l’Espérance. Les bruits : qu’on ne se battrait pas, qu’on allait faire la soupe, couraient de bouche en bouche sans que personne pût indiquer leur origine, et l’aumônier, se promenant, se secouant, battant la semelle, mêlait sa robe blanche à ces groupes sombres.

— Verthamon est-il ici? demanda-t-il de sa voix douce en frappant à la fenêtre d’une salle qu’il voyait toute pleine de monde.

— Non, mon Père, répondit Jacques de Ferron; mais entrez tout de même. Ici, c’est très curieux! il y a un vieux qui nous fait des théories...

Il vint lui ouvrir la porte et l’introduisit dans une sorte de cuisine, où de continuelles flambées surchauffaient l’air, vicié et teinté par des fumées de tabac.

Debout à l’extrémité de la table, un paysan de mine revêche tenait tête à une bande de jeunes gens assis sur les bancs en toutes sortes de poses et qui se moquaient de lui. Petit, le teint terreux, sa barbe faisant mentonnière autour de ses joues et foisonnant par touffes grises entre les pointes de son col, il portait un seau à traire et débitait du lait à l’aide d’une mesure de fer-blanc dont le manche recourbé s’accrochait au bord du récipient. C’était lui le propriétaire de la maison, lui dont on avait voulu renverser la meule pour étendre des jonchées dans la cour, lui qui avait bénévolement cédé plusieurs brassées d’une paille rouillée et piquante