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au côté gauche de la veste un sacré-cœur rouge et sanglant, indiquait assez quelle confrérie en armes s’assemblait et combattait sous l’habit de ce régiment.

Au milieu d’eux, changeant de place, voulant les visiter tous avant la fin de cette marche, circulait leur aumônier, un religieux dominicain. Il était vêtu de la robe blanche de son ordre et du manteau noir ; le bonnet de laine dont il couvrait son crâne rasé encadrait aussi par deux oreillères sa figure barbue et pâle. Ses yeux, sous l’aile flottante de son chapeau, brillaient comme d’une lueur atténuée par des larmes ; un pli singulier de sa lèvre inférieure, déviée à gauche et pendante, ajoutait à ses traits doux une expression de grande tristesse. Dans un sac dont on voyait la banderole en sautoir sur sa poitrine, il portait l’étole, l’ordo, les saintes huiles et le custode, enfin toutes les choses requises pour l’accomplissement inopiné de son ministère. Mais, loin de se restreindre au rôle ecclésiastique, il ne vivait que pour ces trois cents zouaves : son humeur même ne lui appartenait pas. Appuyé sur une canne haute comme un homme, il s’intercalait au milieu d’un rang, et, s’efforçant là d’aviver la conversation et de provoquer les rires, il fabriquait des calembours ; il répétait d’anciennes plaisanteries qu’il lui fallait chercher très loin dans sa mémoire, jusqu’à ce temps de sa jeunesse où il était encore à l’Ecole normale, et les distractions de M. Ampère, et les farces qu’inventait About. Ou bien, soucieux de maux plus cachés, il s’isolait avec l’un d’eux qu’il voyait se taire à part ; n’ayant que trop peu de temps le soir pour les confesser tous, il saisissait cette occasion d’écouter et d’interroger, sa main posée sur cette épaule. Quelle que fût la confidence, souci, regret ou remords, elle tombait avec un écho dans ce cœur profond. C’est ainsi qu’à chaque étape il pénétrait davantage dans leurs pensées et les réconfortait mieux en Dieu, opposant leurs âmes plus fermes aux épreuves plus dures, leur espérance plus certaine au désespoir plus obsédant. Et méritant pleinement le titre de Père dont ces soldats l’honoraient, il recevait d’eux de précieux dépôts: lettres, testamens, menus souvenirs, qu’ils destinaient à des parens âgés, à de jeunes femmes, à des fiancées, à des sœurs. Ce bagage était rangé dans sa valise, les adresses mises, toutes choses prêtes enfin pour que les objets pussent sans retard trouver leur but, en cas de bataille et de mort.

L’ancienneté du religieux dans sa charge datait de la fondation même du régiment et des premiers combats soutenus pour la cause pontificale. Choisi par le Pape, il s’était rendu à cette volonté suprême, ainsi que le prescrivaient ses vœux; mais il appréhendait