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moderne. Il est important de se rendre compte du sens de cette locution. Cette expression ne s’applique pas aux latifundia, domaines gigantesques de 10 000, 20 000, 50 000 hectares ou davantage. Elle a des proportions beaucoup plus modestes. L’ancienne grande propriété féodale, reposant sur les majorats et les substitutions, confiée à des hommes qui, pour la plupart, ont peu de notions techniques, industrielles et scientifiques, ne remplit pas, dans un très grand nombre de cas, l’office que nous venons d’indiquer. Aussi, la suppression des majorats, des substitutions et de toute entrave au commerce de la terre, ainsi que des droits élevés sur les transactions immobilières, constitue-t-elle une des conditions essentielles de la bonne exploitation du sol.

La grande propriété moderne est celle qui appartient à de riches agriculteurs de profession, pourvus d’instruction et d’ouverture d’esprit, comme on en rencontre un grand nombre dans nos progressifs départemens du Nord et du Pas-de-Calais, entre autres, de la Gironde et de l’Hérault, de l’Aude et du Gard; ou bien encore, c’est celle qui est acquise par d’habiles industriels, auxquels leurs manufactures ou leur commerce ont procuré de larges fortunes et assurent de gros revenus. Le nombre de ces industriels, soit en activité, soit retirés des affaires, qui se laissent séduire à l’appât de la propriété foncière et aux attraits d’une exploitation agricole, devient de plus en plus considérable. C’est par cette catégorie de propriétaires surtout, ayant l’habitude de la précision, de la comptabilité, le sens de la hardiesse, la pratique des expériences et des essais, le goût des applications scientifiques, que la grande propriété moderne remplit sa fonction essentielle, l’une des plus importantes de la société[1]. Rien ne la peut remplacer. Cette grande propriété moderne est comme l’hélice qui communique toute l’impulsion à la production agricole et la fait avancer.

Il y a cette différence importante entre l’industrie et l’agriculture que, tandis que la grande industrie tend à éliminer la petite des branches de production où elle s’est établie, la grande propriété

  1. Ce n’est pas seulement pour les cultures industrielles comme la betterave ou la vigne, c’est même pour l’exploitation des pays pauvres que de grands propriétaires industriels ont donné de très utiles leçons. Ainsi, M. Cormouls Houlès, appartenant à une famille de manufacturiers bien connue de Mazamet, s’est appliqué, pendant trente ans, à changer toute l’exploitation d’une vaste propriété de montagne, située à 800 mètres d’élévation et où l’on ne faisait qu’une culture extensive. Il a amélioré les bois, remplacé les moutons par des vaches, assaini les prairies, fait des barrages et des constructions. Il a ainsi dépensé plus de 300 000 francs en améliorations et en a retiré, affirme-t-il, un revenu de 6 p. 100. Voir sa brochure : Mémoires sur les diverses améliorations exécutées aux Faillades, Mazamet, 1892. Des exemples de ce genre ne sont pas rares. D’autres grands propriétaires sont moins heureux, mais leurs leçons ont toujours de l’utilité, même en cas d’échec.