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repousse, tue leur chef : il a mieux servi l’État que ne font les chevaliers ; et c’est donc la raison d’État qui intéresse pour lui la régente, au moment où elle succombe à une tâche trop lourde et où elle sent la nécessité de s’appuyer sur un bras victorieux. Comte de Soula par droit de conquête, Almerio est en outre, ou peu s’en faut, duc d’Athènes de par la volonté du peuple et l’acclamation de la foule. Et voilà déjà que se transfigure le valet de tout à l’heure transformé en héros d’aventure. Mais il y a plus. Mère et duchesse, Gismonda est surtout femme. Elle a besoin d’être dominée ; Almerio a cette volonté ferme et tenace, âpre et persévérante sous laquelle c’est pour la faiblesse féminine une volupté que de plier. Au besoin de subir la domination effective d’un maître s’en joint un autre chez la femme et qui n’est contradictoire qu’en apparence : sa vanité se plaît aux adorations et aux génuflexions qui lui font une royauté illusoire ; Almerio s’humilie devant elle, et sur un ordre parti de sa bouche il fait l’abandon de tous ses droits. C’est elle qu’il aime, non la grande dame et la riche héritière, mais la femme. Il l’aime pour la séduction de son corps et pour l’attrait de sa chair périssable. Il s’est promis de se faire aimer d’elle, et l’on sait bien quel est le secret des conquérans d’amour : c’est l’intensité de leur désir. Au surplus, il est beau ; et les distinctions sociales sont moins fortes que l’instinct. Il plaît à toutes les femmes ; et un homme a bien des chances d’être aimé d’une femme quand il est aimé de toutes les autres. Ce sont ces derniers argumens qui mettent en déroute les résistances de Gismonda. On nous a prévenus que son veuvage commence à lui peser. En effet, c’est quand elle sort de la cabane de son beau vainqueur qu’elle est tout à fait décidée…

Tels sont les sentimens par où passe Gismonda. Ils se réunissent et forment une sorte d’éclatante symphonie dans la grande scène du troisième acte où l’auteur a concentré tout son effort et qui est comme le duo d’amour au centre d’un opéra. Cela est disposé avec un art de progression et une science de l’effet très remarquable. Rien n’y manque, — sauf pourtant un peu d’imprévu. Tous ces mobiles ont été d’avance classés, étiquetés, catalogués. Ils produisent trop sûrement les résultats en vue desquels ils ont été combinés. Les ressorts de l’âme ne jouent pas avec cette précision. Nous ne sommes pas dupes. Nous n’éprouvons pas ce frisson que nous donne le spectacle d’êtres vivans en proie à des émotions vraies. Cela est trop arrangé et trop concerté. Au surplus ce n’est pas la première fois que nous sommes témoins d’une « crise » analogue à celle que traverse Gisinonda, et qui se dénoue de même. On a rappelé le souvenir de Don Sanche et de Ruy Blas. Il y a une autre analogie beaucoup plus frappante. Une patricienne aimée d’un plébéien, commençant par le haïr, finissant par l’adorer, domptée et charmée par son énergie