Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/418

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dit-elle avec beaucoup de grâce, j’ai commencé toute petite. Je me suis glissée, sans être aperçue. — Sans être aperçue ! reprit Napoléon. Vous vous trompez. Croyez, mademoiselle, que j’ai toujours applaudi avec toute la France à vos rares talens »[1]. En réalité, la fille de Monvel, l’élève de Valville, de Dugazon, de Louise Contat, avait débuté d’une façon assez modeste, et rien, tout d’abord, ne semblait présager l’éclat et la durée de son règne théâtral : gestes pointus, extrême maigreur, bras et mains rouges ; seuls des yeux très vifs permettaient d’espérer une beauté qui eut un été, un automne si prolongés, point de printemps : le temps, ce grand sculpteur, l’amour et le succès se chargèrent de remplir les vides et d’adoucir les angles. Quand on songe qu’elle monta sur les planches en 1792, et n’en descendit qu’en 1841 ; que, presque sexagénaire, elle revendiquait encore des rôles d’ingénue ; que le public ne murmurait pas, tout haut du moins, contre une telle prétention ; qu’elle éprouva et inspira très longtemps des passions qui contribuèrent sans doute à l’entretenir dans cette chimère de jeunesse éternelle… on cherche les raisons de cette longue fortune ; on n’en trouve point qui suffise dans le prestige de l’illusion scénique ; et le pouvoir de la volonté, d’une volonté de femme, en est la seule explication. Mars est de la lignée de Ninon de Lenclos, d’Adrienne Lecouvreur, des Quinault, de Louise Contat : comme la première, elle aurait pu rendre grâce à Dieu tous les matins de son esprit et le remercier de l’avoir préservée des sottises de son cœur ; de la dernière, elle apprit l’art de faire sortir au dehors ce que sa timidité étouffait au dedans, de mettre en relief mots et tirades ; son intelligence fit le reste, lui enseigna le don de plaire au public, de rester sa favorite, d’être celle qu’on cite toujours, qu’on approuve dans ses tentatives et ses audaces, à qui tout se convertit en succès, en gloire. Elle a du bonheur, et cette collaboration du hasard que Mazarin appréciait si fort. Mais aussi comme elle sait nourrir sa renommée ! Quels dîners exquis et quels jolis sourires pour les journalistes qui la dispensent ! On prétend qu’elle va souvent le dimanche au bureau de certain journal pour savoir ce que certain critique pensera d’elle, le lendemain. Geoffroy s’avise-t-il de porter aux nues une rivale, Mlle Leverd, dont le parti balance quelque temps le sien, vite un beau cadeau d’argenterie, et l’abbé rentre dans le rang. Et peut-être Coupigny jalousait-il ce don, lorsqu’il faisait cette remarque sublime : « Voilà vingt

  1. Notice biographique sur Mlle Mars, Hetzel, 1847. — Œttinger, Roman biographique de Mlle Mars, Leipzig, 1850. — Confidences de Mlle Mars, par Mme Roger de Beauvoir. — Souvenirs anecdotiques sur Mlle Mars, par Mme Élisa Aclocque, 1847. — Véron, Mémoires d’un Bourgeois de Paris. — Geoffroy, Cours de littérature dramatique.